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De l’impunité à l’exemplarité : le traitement des puissants au prisme du droit pénal

Valentin Barbault est étudiant au Master 2 Droit pénal et sciences pénales de l'université Paris 2 Panthéon-Assas et Clément Saint Régis est étudiant au Master 2 Droit pénal fondamental de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ils sont tous deux diplômés d'un Master 1 de droit pénal de l'université Paris-Nanterre.

 

« Sous l’Ancien Régime, l’infraction de détournement de fonds publics était punie de la peine de mort par pendaison », a rappelé Aurélien Létocart, membre du Parquet National Financier (PNF) lors du procès de l’ancien Premier ministre François Fillon. Ce triste rappel n’étant certes – selon son auteur – qu’ironique face à la stratégie de victimisation du mis en cause, il reste révélateur du basculement de notre droit pénal, la matière répressive passant d’une relative impunité à une exigence d’exemplarité.


Selon l'avocat Sébastien Schapira, «de plus en plus notre société considère que les « puissants » (dirigeant d’entreprise, personnalité publique) car ils ont des responsabilités sociales, économiques ou politiques, doivent être encore plus irréprochables que les autres justiciables. On est passé d’une forme d’impunité à une forme d’exemplarité qui est amplifiée par le traitement médiatique accordé à ces procès. »[1].


Michel Véron parle de l’arrivée d’une « confusion sémantique opérée, en droit pénal, entre les affaires mercantiles et les affaires médiatiques : affaire “Kerviel”, “Cahuzac”, “Tapie-Lagarde”, “Sarkozy”, “Fillon”, etc. »[1 bis].


Malléabilité de la notion de probité, source d'une répression extensible


Ce basculement semble avoir été rendu possible par la manipulation de la notion de probité. Celle-ci, sans contour net, sans définition précise s’adjoint à une grande malléabilité. On aurait pu valablement penser qu’avec l’apparition d’un parquet spécialisé sur la question, la notion aurait été définie. Mais il n’en est rien. L’atteinte à la probité mute alors d’une obligation morale à une obligation légale sans que celle-ci ne soit juridiquement définie. La notion reste une notion à valeur morale large ne renvoyant à aucune signification juridique précise[1 ter]. Quel comble alors de voir cette notion surplomber toutes les autres, diriger toutes les autres, sans savoir ce à quoi elle renvoie. Cette absence de définition n’est pas pour autant un oubli, mais une volonté de ceux qui l’utilisent. Sans définition, la répression qui découle du cadre large de la notion devient alors extensible.

© Benoit PEYRUCQ. AFP

Par ailleurs, outre l’absence de définition de la probité, d’autres notions découlant de celle-ci ne sont pas non plus définies, permettant encore un élargissement possible de la répression. Prenons, à cet égard, l’exemple des termes “intérêt quelconque” tiré de l’article 432-12 du code pénal. Avec l’utilisation de mots aussi larges que “quelconque”, la répression du délit de prise illégale d’intérêt s’étend du conflit d’intérêt à la convergence d’intérêt. Ainsi, un maire se rend coupable du délit bien qu’il ait pris une décision dans l’intérêt de la commune, dès lors que cette décision était également prise en son intérêt. Cette interprétation jurisprudentielle[2] est conforme à l’esprit de l’article qui lui-même est guidé par cette notion indéfinie qu’est la probité. Alors, la malléabilité de la notion de probité permet un élargissement de la répression. Il convient de souligner à cet égard, que le taux de réponse pénale en matière d’infraction de manquements à la probité augmente depuis 2017 atteignant le chiffre de 94,9%. Il est supérieur au taux de réponse pénale de l’ensemble des contentieux (hors contentieux routier)[3].


Le droit pénal : instrument d’exemplarité des puissants ?

Ce basculement est visible de manière comptable et a commencé à se concrétiser avec la spécialisation accrue du parquet. En effet, la multiplication des révélations d’affaires politico-financières a contribué à faire naître une justice de plus en plus spécialisée dans le domaine des atteintes à la probité. L’affaire Cahuzac constitue, à cet égard, un tournant dans la création et le développement d’une justice spécialisée[4]. Cette affaire mêlait l’ancien Ministre du Budget sous le quinquennat Hollande à la découverte de ses comptes en Suisse par Mediapart, alors que ce dernier n’eût cessé de nier, et ce, même devant l’Assemblée Nationale. Le scandale provoque des remous dans le monde politique et médiatique. Logiquement, le législateur dégaine l’artillerie législative : loi pour la transparence de la vie publique du 11 octobre 2013 (création du PNF, de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique et de l’office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, exigence renforcée de probité des agents publics, telle l’obligation d’abstention pour les fonctionnaires s’estimant en conflit d’intérêts etc.), suivie de la loi Sapin 2 en décembre 2016[5]. Dans une circulaire du 31 janvier 2014, la garde des Sceaux rappelle :


« Dans la continuité d’une politique publique globale traduisant la résolution du Gouvernement à lutter de manière déterminée contre toutes les formes de fraudes et d’atteintes à la probité portant atteinte tant à la solidarité nationale qu’à l’exemplarité de la République, l’institution judiciaire s’est vue dotée d’instruments nouveaux permettant de faciliter la détection des infractions, de renforcer l’efficacité des poursuites et d’accroître le recouvrement des avoirs criminels qui en sont le produit. »

Antoine Vey ironisant sur l'annonce de la création d'un nouvel parquet spécialisé sur les infractions liées au droit du sport
Antoine Vey ironisant sur l'annonce de la création d'un nouveau parquet dédié aux infractions liées au droit du sport.

Le PNF s'est ainsi spécialisé dans la poursuite des atteintes à la probité trahissant la confiance en la vie publique, et le droit pénal est devenu un instrument d’exemplarité des puissants. La spécialisation des autorités de poursuite reprend en réalité une vieille idée de Michel Foucault selon laquelle il existerait des illégalismes propres à toutes les catégories sociales. Dans Surveiller et punir, Foucault développait déjà l’idée de la création de juridictions spécialisées en fonction des illégalismes.


Délinquance en col blanc et néomaccarthysme


Le PNF s’est, par conséquence, attaché à faire prévaloir l’exigence d’exemplarité et de probité des élus publics, exigence de plus en plus amplifiée par le traitement médiatique. Le 16 janvier 2020, Yves Poirmeur, professeur de sciences politiques à l’université de Versailles Saint-Quentin, mettait en évidence que les médias, s’érigeant en « justiciers publics » prompts à la course au sensationnel et à l’audience la plus large, avait largement contribué à perturber la justice. Le traitement médiatique ne se souciant que très peu des principes essentiels du procès pénal, par son interaction et sa capacité à créer une opinion publique indignée, a contribué à changer les comportements des magistrats.


« Ces changements comportementaux entraînent une « délocalisation de la justice dans les médias » et un brouillage des rôles entre avocats, magistrats et journalistes qui accroît les risques de violation médiatique du secret de l’instruction, du principe de la présomption d’innocence et des droits de la défense »[6].

La polarisation de l’opinion publique à travers le dévoilement de grandes affaires politico-financière a nécessairement contribué à aller vers une justice plus sévère et une exigence d’exemplarité accrue. Sébastien Schapira souligne que les « puissants » se doivent d'être « encore plus irréprochables que les autres » aux yeux de l'opinion publique. L’amplification du traitement médiatique des procès politico-financiers et l’utilisation d’une rhétorique médiatique de plus en plus portée vers le scandale et l’indignation[7] contre les viols de la probité ont consacré une hystérisation de la sphère publique qui va voir le droit pénal comme un instrument d’exemplarité.


« La sensibilité accrue de l’opinion publique aux injustices sociales, liée à une hypermédiatisation des affaires politico-financières, a rendu intolérable l’indulgence qui pourrait être encore aujourd’hui opposée par le législateur et le pouvoir judiciaire aux délits commis par les élites économiques et financières »[8 bis]

Cette hystérisation a pris une nouvelle tournure avec les affaires Fillon et Balkany. L’opinion publique s'est engoncée dans un populisme pénal relayé par les médias : la crise des Gilets jaunes va s’inscrire dans la défiance des corps politiques, nourris par les scandales politico-financiers. Ces derniers vont demander de plus graves sanctions pénales pour les responsables politiques ou s’étonner d’une « justice à deux vitesses »[8] par rapport à l’affaire Cahuzac. De même, le monde artistique s’est fendu d’une tribune par le truchement d’un (trop ?) long monologue de Vincent Lindon martelant des demandes populistes[9] :


« Rendre passible de longues années de prison ferme tout acte de corruption avérée d’un élu. Parce qu’elle menace dangereusement la démocratie, en décourageant le vote notamment, la corruption politique me paraît un crime plus grave qu’un braquage de banque. Excessif ? Je ne pense pas. Enfant, je me souviens que, sur les billets de banque, il était inscrit que « la fabrication de fausse monnaie [était] passible des travaux forcés à perpétuité ». Pas une goutte de sang versée, pourtant, mais une atteinte criminelle au bien commun.

Cet appel illustre bien la manifestation d’un droit pénal instrument d’exemplarité. Mais l'on voit aussi la recherche d'une symbolique dans l'application de longues peines : l’atteinte à la probité n’est plus un simple délit, mais une atteinte à l’ordre public, démocratique, économique et social méritant nécessairement une rétribution encore plus importante. Apparaît alors un droit pénal de l’ennemi intérieur.


 

[1] Sébastien Schapira : « La compliance, c’est un nouveau mot pour une pratique ancienne », OJP, 5 mai 2020.


[1 bis] Michel Véron, Droit pénal des affaires, Dalloz, 12ème édition, p. 525, § 841.

[1 ter] V. notamment la thèse de Sylvie Voko, « Les atteintes à la probité », dir. Haritini Matsopoulou, 2017.

[2] Cass. Crim., 19 mars 2008 ; Cass. Crim., 22 octobre 2008. [3] Taux de réponse pénale de l’ensemble des contentieux : 88,9% en 2017. Source : Ministère de la Justice, Direction des affaires criminelles et des grâces, Manquements à la probité : éléments statistiques, févr. 2019, p.3. [4] Eliane Houlette, « Nous devons aller plus vite en matière de justice financière », 4 mai 2015. [5] V. l’affaire Fleur Pellerin. [6] Yves Poirmeur, « Médiatisation de la justice : la lente construction d’un fragile équilibre », in INA, Publié le 16 janvier 2020. [7] Sofia Wickberg, « Scandales et corruption dans le discours médiatique français : la partie émergée de l’iceberg ? », in Éthique publique, vol. 18, n°2, 2016. [8] Mélody Nelson, « Pas de prison pour Cahuzac, pendant que les Gilets Jaunes y croupissent », in Révolution permanente, 10 avril 2019.

[8 bis] Sofian Goudjil, « Abus de biens sociaux : cinq ans de prison ferme pour l’ex-homme d’affaires Pierre Botton », in Dalloz actualité, Pénal, 23 juin 2020.

[9] Mediapart, « Un appel de Vincent Lindon : « Comment ce pays si riche… » », 6 mai 2020.

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