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David Apelbaum : « À l’inaction politique ou économique répond l’hyperaction pénale »

Le prometteur David Apelbaum s'est formé aux côtés d'Olivier Metzner et d'Antonin Levy, avec qui il a créé l'équipe pénale du cabinet Hogan Lovells à Paris. Il a créé son propre cabinet en 2017, avant de s'associer avec trois autres jeunes pénalistes (Michaël Bendavid, Margaux Durand-Poincloux et Chloé Arnoux) pour fonder ABPA Avocats en 2020. Aujourd'hui, il intervient à la fois en droit pénal et en droit pénal des affaires. Il a participé à la défense de prévenus dans le cadre de l'affaire relative aux conditions d'attribution du marché pour la construction du Pentagone français et du rappeur Nick Conrad, auteur d'un titre dont les paroles avaient déclenché une vive polémique et posé la question des limites de la liberté artistique. Diplômé de Sciences Po Paris et d'Assas, il est ancien secrétaire de la Conférence.

 

Assiste-t-on, depuis quelques années, à un mouvement de repénalisation du droit des affaires ?


Je pense que le débat sur la pénalisation du droit des affaires est un peu dépassé. Aujourd’hui, personne ne conteste que certains comportements purement financiers, tels que l’abus de biens sociaux ou les faux bilans, relèvent de la matière pénale (il faut se rappeler qu’il y a quelques dizaines d’années, c’était encore très sérieusement débattu). En outre, il n’y a pas eu, à mon sens, de dépénalisation sensible du droit des affaires dans les dernières années, qui justifierait qu’on parle de repénalisation. Les lois ont peu changé, sauf à accroître les peines encourues. En termes d’outils juridiques, les infractions poursuivies aujourd’hui sont assez similaires à celles poursuivies hier. En revanche, il y a, à coup sûr, une attention plus importante portée par la puissance publique aux délits financiers, et une répression plus lourde de ces mêmes délits. J’y vois une logique de crise, à la fois économique, morale et politique, qui tient en trois aspects. Premièrement, quand l’économie dans son ensemble est atteinte, il semble injustifiable que certains contournent la loi pour s’enrichir. Deuxièmement, en période de crise du capitalisme, l’appât du gain devient un trait de caractère particulièrement réprouvé – il n’est plus possible de dire que « c’est seulement de l’argent », l’avidité devient un aspect répréhensible de la personnalité. Troisièmement – et c’est le point le plus important – lorsque l’État et les individus qui exercent le pouvoir deviennent incapables de redresser l’économie, ils tentent de se rendre utile en poursuivant ceux qui, selon eux, portent atteinte à cette économie. L’usage de la loi pénale devient ainsi un substitut à l’économie dirigée, que le libéralisme a rendu inacceptable. Pour caricaturer : on ne peut plus augmenter les impôts, mais on peut poursuivre les fraudeurs fiscaux. Cette tendance a conduit à mettre davantage de moyens, davantage de systématisme, et davantage de sévérité dans la répression des délits du monde des affaires, et notamment de la fraude fiscale. On pense aux peines prononcées dans le procès Balkany, mais cela remonte plus loin : dès 2016, le parquet national financier requérait dans des affaires de fraude à la taxe carbone en soulignant que la TVA fraudée correspondait à autant de projets, d’hôpitaux, d’écoles non financées (ce qui était une absurdité, car cette TVA avait été générée par des transactions fictives et, en l’absence de fraude, n’aurait jamais existé). C’est une logique qui n’est pas sans succès (surtout à travers la cellule de « dégrisement », c’est-à-dire la régularisation d’avoirs détenus par des résidents français à l’étranger, qui a permis à l’État de recouvrer des sommes importantes). Il faut simplement se rappeler que, comme en droit commun et selon une loi presque immuable de la sociologie judiciaire, ni la lourdeur des sanctions, ni la logique d’exemple ne sont dissuasifs.  Je voudrais terminer en disant que, s’il n’y a pas une re-pénalisation du droit des affaires, il y a en revanche, à mon sens, une re-pénalisation du droit politique, c’est-à-dire du droit de la contestation publique, qu’on a notamment vue dans le cadre des manifestations de gilets jaunes. Même si elle a l’air très différente de la question de la répression accrue des délits financiers, cette tendance répond à la même logique : l’État qui ne résout pas les problèmes économiques devient très rapidement, pour donner une impression d’action, un État qui crée des problèmes judiciaires. À l’inaction économique répond l’hyperaction pénale.

Les atteintes à l'honneur ou à la réputation ne devraient-elles pas être réparées exclusivement devant les juridictions civiles, ainsi que cela se pratique dans les pays de droit anglo-saxon ? Qu'est-ce qui justifie, au fond, que des atteintes à un intérêt privé soient sanctionnées par le droit pénal ?


Il faut distinguer deux types d’infractions de presse, puisque c’est de cela dont on parle. Certaines ont un aspect d’ordre public profondément marqué (provocation à la haine, apologie de crime contre l’humanité etc.), qui justifie que la justice pénale s’en empare. D’autres relèvent plus directement de la sphère privée. Je n’ai pas de difficulté particulière à ce que les abus d’une liberté publique – en l’occurrence, la liberté d’expression – soient sanctionnés par le droit pénal. Toutefois, je considère qu’aujourd’hui, le droit de la presse obéit à une logique procédurale et répressive tellement particulière qu’il en constitue une matière à part (d’ailleurs, la procédure civile en droit de la presse est totalement alignée sur la procédure spéciale de la loi de 1881). D’ailleurs, son aspect pénal à proprement parler – c’est-à-dire la possibilité de prononcer une peine – est très limité : les peines encourues sont très basses, les peines prononcées de l’ordre du symbolique (il n’y a guère qu’en droit de la presse qu’on prononce, de nos jours, des amendes avec sursis). C’est pourquoi je serais plutôt favorable à une refonte du droit de la presse, civil et pénal, dans le sens d’une plus grande intelligibilité. Je pense notamment que le droit de la presse devrait s’enrichir de deux éléments, qui relèvent d’une logique de droit civil – l’un dans l’intérêt des victimes, l’autre dans l’intérêt des prévenus. Dans l’intérêt des victimes, je souhaiterais que les juridictions procèdent à une véritable recherche de l’étendue du dommage causé et de l’indemnisation due. Aujourd’hui, les juridictions prononcent généralement une indemnisation forfaitaire de quelques centaines ou quelques milliers d’euros, découlant d’un « préjudice moral » assez flou. Or, une publication diffamatoire peut être très lourde de conséquences. Dans le monde des affaires, elle peut aboutir à des ruptures de pourparlers, des refus de crédit, une atteinte à l’activité économique. Ces arguments sont souvent balayés, au motif que si une banque refuse un prêt sur la foi d’un article diffamatoire, c’est la faute de la banque et pas du diffamateur. À une époque de gestion permanente du risque et notamment du risque réputationnel, cela me semble méconnaître la réalité. Dans l’intérêt des prévenus, je souhaiterais qu’une personne relaxée ou mise hors de cause puisse bénéficier d’un véritable droit d’indemnisation. Or, au pénal, aucune règle équivalente à l’article 700 du code de procédure civile n’existe. Le prévenu relaxé n’a droit à aucune indemnisation, sauf en cas d’abus de procédure, qui est très difficile à caractériser et surtout, qui est inapplicable lorsque la procédure est « seulement » frappée de nullité ou d’irrecevabilité, sans que le tribunal se prononce sur le fond. Souvent, ce prévenu aura exposé des frais d’avocats, outre les difficultés pratiques et morales qu’il aura pu rencontrer à préparer sa défense. Or, in fine, le tribunal lui explique qu’il est innocent, que son adversaire a eu tort de le poursuivre et de tenter de brider sa liberté d’expression, mais que tous les désagréments afférents restent à sa charge. C’est particulièrement flagrant dans les conflits entre élus locaux : les élus de la majorité (qui bénéficient de la protection fonctionnelle) sont presque toujours parties civiles et font prendre leurs dépenses en charge par la collectivité ; les élus d’opposition (qui payent leurs avocats sur leurs deniers personnels) sont presque toujours prévenus, et même relaxés, n’ont doit à aucune indemnisation.

L'élément moral des infractions en droit pénal des affaires est souvent présumé par les juridictions comme résultant de la simple caractérisation de l'élément matériel. Est-ce, selon vous, conforme à l'esprit de l'article 121-3 alinéa 1 du code pénal ? Globalement, la jurisprudence n'interprète-t-elle pas les textes d'incrimination un peu comme elle le veut, pour des raisons d'opportunité de la répression ?


Ce sont deux questions différentes. Je ne considère pas que l’élément moral est présumé en droit pénal des affaires (en tout cas, davantage présumé qu’en droit commun, où il est souvent présumé que celui qui détient un objet volé connaît sa provenance et doit donc être condamné pour recel). Les juridictions se livrent parfois à une analyse fonctionnelle (par exemple, elles considèrent qu’un dirigeant de société est tenu de connaître les règles qui s’appliquent au fonctionnement d’une société), mais en l’absence de cette analyse, l’élément moral serait souvent impossible à prouver. Les cas où ce type de quasi-présomption est choquant sont généralement des cas où une défense peut effectivement être présentée sur ce point. Effectivement, la jurisprudence interprète les textes à peu près comme elle le veut, pour des raisons qui lui appartiennent. J’ignore s’il y a une logique d’opportunité, d’efficacité, ou de crédibilité à y rechercher. À titre personnel, si je ne suis pas favorable à la mécanisation de la justice et reste très attaché à l’humanité des décisions, je pense que la jurisprudence aurait beaucoup à gagner à effectuer un travail statistique au niveau des juridictions, des services, et même des juges individuellement (ce qui est aujourd’hui interdit). Il n’est pas acceptable que la nature d’une décision dépende au premier chef de l’identité du juge chargé de la rendre, alors que c’est manifestement le cas aujourd’hui dans de nombreuses situations, sans que cela semble gêner qui que ce soit. Les prévenus ne s’y trompent pas : la première question qu’ils posent, avant leur défèrement ou leur comparution, est le nom du juge ou du Président en charge de leur affaire. Et s’il est tentant de répondre que l’identité du juge importe peu et que seul compte le dossier, c’est malheureusement faux.

L'hyper-spécialisation du traitement judiciaire dans certains domaines, notamment avec la création du PNF et du PNAT, et celle annoncée d'un parquet dédié aux infractions relatives au droit du sport, est-elle une bonne chose ?


Non et oui. Non, car un parquet spécialisé, singularisé et incarné aura forcément une connotation politique, fut-elle seulement du ressort du soupçon. Oui, si cette hyperspécialisation, gage de compétence, va de pair avec des moyens accrus accordés par l’État. Cependant, les trois exemples que vous citez correspondent à trois logiques différentes. Le PNF préexistait déjà dans les sections financières spécialisées et les juridictions interrégionales spécialisées. D’ailleurs, les premiers magistrats du PNF étaient majoritairement issus de la section financière du parquet de Paris. Dans ce cas, la spécialisation existait déjà : restait à donner les moyens nécessaires et à communiquer. On ne peut nier qu’il s’agit d’un succès, précisément parce que les moyens ont été donnés – avec le bémol politique évoqué. Le PNAT préexistait déjà dans la section anti-terroriste du parquet de Paris, qu’il a seulement retirée de la supervision du procureur de la République de Paris. Il bénéficiait en outre, depuis plusieurs années, de moyens accrus au regard de la menace terroriste. Dans ce cas, la spécialisation et les moyens existaient, et la démarche est essentiellement de l’ordre de la communication. Dans ce cadre, je ne suis pas sûr qu’on regarde le PNAT comme le succès qu’a été le PNF. Quant au parquet dédié au droit du sport (qui n’est, pour l’heure, qu’une annonce), il est possible que ce soit la première création d’une vraie spécialité. En effet, les infractions liées au droit du sport sont multiples : certaines ressortent du droit pénal financier, d’autres du droit de la santé publique (notamment en matière de dopage), d’autres des atteintes aux personnes (notamment en matière de harcèlement). À ce jour, ces infractions sont éclatées territorialement, et même au sein du tribunal judiciaire de Paris, elles relèvent de sections différentes du parquet. Dans une logique de compétence, de formation et de moyens, on peut effectivement songer à les regrouper. Après tout, cela fait plusieurs années que certains cabinets d’avocats vantent une spécialisation « sectorielle », innovante (droit du sport, droit des télécommunications, droit de l’énergie) plutôt qu’une spécialisation « disciplinaire » classique (contrats commerciaux, contentieux, propriété intellectuelle). Pourquoi ne pas en faire de même du côté du parquet ? Certes, la faiblesse de cette approche est la dé-territorialisation du droit pénal, mais elle me semble déjà acquise depuis de nombreuses années.  Un mot sur l’aspect purement commercial de ces réformes : elles sont très clairement au bénéfice des avocats parisiens, et on peut craindre que le contentieux afférent soit absorbé par les grands cabinets d’une part, par les boutiques déjà installées et bénéficiant de moyens importants d’autre part. C’est ce qui s’est passé avec le PNF.


© ABPA Avocats

Les enseignements dispensés à l'EFB ou dans les facultés de droit vous paraissent-ils de nature à former correctement les futurs avocats ?


Je ne me permettrais pas de juger de la qualité des enseignements dispensés à l’EFB ou dans les facultés de droit. Je préfère parler de l’enseignement – au singulier, comme méthode pédagogique – et dans ce cas, la réponse est clairement négative. D’abord, un simple constat : depuis dix ans, la concurrence dans l’enseignement supérieur du droit est devenue très dure, et elle n’est pas à l’avantage des institutions historiques que sont certaines facultés de droit parisiennes. Ainsi, aujourd’hui, de nombreuses facultés de droit (notamment en région parisienne, mais aussi en province) ont fait le pari de développer des formations très spécialisées en droit pénal des affaires, et sont devenues les plus réputées en cette matière. Surtout, l’irruption de Sciences Po sur la scène du droit en 2010 – au-delà du psychodrame qu’elle a causé – a montré le retard des facultés de droit dans leur méthode de formation. J’ai fait partie de la première promotion de l’École de droit en 2010. À cette époque, l’ « étudiant de Sciences Po » était perçu comme touche-à-tout mais mal formé en droit, et suscitait la suspicion (nous étions d’ailleurs nombreux à compléter notre formation en faculté par un Master 2 classique et réputé). Aujourd’hui, l’ « étudiant de Sciences Po » est surtout perçu comme débrouillard, inséré dans le monde professionnel, anglophone, et disponible pour un stage pendant six mois d’affilée. Or, si cette concurrence a si bien fonctionné, c’est parce que le système d’enseignement classique du droit était déjà affaibli sur le plan de l’insertion professionnelle. Je suis toujours aussi halluciné de constater qu’en faculté de droit, certains masters 2 très cotés exigent de leurs étudiants qu’ils n’aient pas fait de séjour à l’étranger, parce que l’étudiant qui fait sa L3 ou son M1 à l’étranger va « manquer » le cours de « Droit des Sociétés 1 » ou de « Droit Fiscal 2 ». Je suis encore plus halluciné que certains masters 2 refusent de signer des conventions de stage au motif qu’elles vont distraire les étudiants de leur travail académique. Au final, on a des bêtes de travail très scolaires, qui ne connaissent pas le monde professionnel, qui ne parlent pas anglais, et qui sont capables de dire en entretien des énormités du type « je suis intéressé par le droit des contrats mais pas par le droit des affaires », ou encore « le droit pénal des affaires c’est la défense des personnes morales ». Enfin, je considère que sur le plan théorique, l’enseignement en faculté de droit est extrêmement conservateur et repose sur quelques grandes notions qui évoluent peu (ce qui n’empêche pas que les enseignants puissent être brillants). Il existe des esprits plus originaux, mais ils sont justement tenus, au sein des facultés de droit…pour des originaux. L’évolution de la pensée juridique aux États-Unis est bien plus riche, moderne et passionnante. En France, il reste extrêmement difficile, au sein des facultés, de bénéficier d’enseignements en économie du droit, en sociologie du droit, en géopolitique du droit, ou en droit et littérature – sauf à suivre des masters 2 spécialisés qui ne sont ensuite pas très performants sur le plan professionnel. Cela ne veut pas dire, encore une fois, que l’enseignement au sein des facultés n’est pas de qualité. Je suis aussi passé par la faculté (dans des conditions privilégiées, puisqu’au stade du master 2), et j’ai trouvé l’enseignement intellectuellement stimulant. Ce qui est clair, en revanche, c’est que l’étudiant qui se retrouve, au stade de la recherche de stage final, avec un CV intéressant (c’est-à-dire un CV anglophone, si possible avec un séjour à l’étranger, plusieurs stages dont au moins un stage de plus de trois mois, et telle ou telle activité associative intéressante), se sera pris en main lui-même et n’aura probablement pas bénéficié de l’aide de la faculté, ni même de son soutien. En ce qui concerne l’EFB, la question qui se pose est celle de la nécessité de l’EFB telle qu’elle existe actuellement, plutôt que de la qualité de l’enseignement. Je considère – et mon avis n’est peut-être pas représentatif – que l’enseignement de la pratique professionnelle relève soit de la faculté (ou en tout cas de l’enseignement supérieur), soit de la formation continue, soit de la formation du collaborateur. Mais elle ne devrait pas relever d’une formation complémentaire, au statut incertain, qui rajoute deux années à des études déjà longues. Ajoutez à cela que l’EFB est payante, donc inégalitaire, et qu’elle est archaïque sur le plan financier (il faut payer d’avance et le coût n’est pas indexé sur les revenus familiaux), alors qu’elle fait souvent suite à un enseignement universitaire très peu coûteux. En somme, l’EFB retarde l’entrée sur le marché du travail, et en plus, ce retard est payant. Je ne suis donc pas du tout convaincu par son utilité dans sa forme actuelle. Elle pourrait utilement être remplacée par (i) un stage obligatoire de six mois à l’entrée dans la profession, (ii) une formation courte en déontologie sanctionnée par un examen, et (iii) la formation continue. 

Vous avez monté votre cabinet rapidement après votre prestation de serment. Est-ce par souci d'indépendance ? Comment vous y êtes vous pris pour développer votre clientèle ?


Je n’ai pas monté mon cabinet si rapidement, puisque j’ai été collaborateur pendant presque cinq ans. En droit pénal, il me semble que c’est plutôt dans la moyenne. Parmi les associés de mon cabinet, je suis celui qui a fait la plus longue période de collaboration. Professionnellement, c’était d’ailleurs une période heureuse de ma vie (j’en profite pour remercier mes patrons successifs, feu Olivier Metzner et Antonin Lévy). C’est effectivement par souci d’indépendance que j’ai monté mon propre cabinet. S’y ajoutait également la volonté de traiter à la fois de dossiers de pénal de droit commun et de pénal des affaires, ce qui n’aurait pas été possible si j’avais poursuivi une carrière au sein d’un grand cabinet international comme Hogan Lovells. Quant au développement de clientèle, c’est toujours assez complexe à expliquer, parce qu’il est multifactoriel. Je pense que dans mon cas (qui ne constitue pas une règle générale), le développement d’une clientèle stable, permettant de créer un cabinet indépendant, a découlé de la confiance que m’ont accordée quelques confrères, non pénalistes, qui m’adressaient et m’adressent toujours leurs clients en droit pénal, et de confrères pénalistes qui me demandaient de les assister dans des dossiers. Mais il y a de nombreuses manières de développer une clientèle et on se limite rarement à une seule.

Un bon avocat doit-il nécessairement être un bon orateur ? La conférence du stage est-elle un passage obligé ? Quelle a été votre motivation lorsque vous avez choisi de présenter le concours de la conférence ?


Là encore, il s’agit de trois questions différentes. Un « bon avocat » ne doit absolument pas nécessairement être un « bon orateur ». Il y a beaucoup de types d’avocats différents, et surtout, il y a beaucoup d’aspects à l’art oratoire : le discours, le débat, la plaidoirie, etc., dont la plupart sont peu utiles dans la profession. Je pense qu’il faut énormément circonscrire cette question : je peux admettre qu’un bon avocat pénaliste doive nécessairement avoir quelque goût et quelque talent pour la plaidoirie, dans la mesure où la procédure pénale est orale, et où l’écrit est souvent quasi impraticable (par exemple lors des débats devant le juge des libertés et de la détention). Mais on ne peut guère aller plus loin. On peut être un excellent débateur et un mauvais plaideur. Et on peut être un excellent avocat (dans de nombreuses spécialités) sans être un bon orateur, ni même un bon plaideur tout court. La conférence (qui ne s’appelle plus la conférence du stage depuis longtemps maintenant) n’est absolument pas un passage obligé. Il suffit de compter les avocats pénalistes de talent et de renom qui ne l’ont pas passée. Il s’agit assurément d’un atout professionnel qui facilite parfois le développement de compétences (d’abord) et d’une clientèle (ensuite) en matière pénale. Mais ce n’est qu’un atout parmi d’autres – quelques exemples en vrac de ces autres atouts ouverts aux jeunes avocats : le fait de développer, à l’occasion d’un dossier, une clientèle récurrente ; le fait de rencontrer un confrère qui vous fait confiance et vous confie des dossiers ; le fait d’avoir été en collaboration dans un cabinet pénaliste réputé, qui vous donne une crédibilité ; le fait d’avoir été en collaboration dans un cabinet jeune et de petite taille, qui vous met en contact avec une clientèle du même ordre que celle que vous pourriez développer à titre personnel ; etc.. En réalité, le développement de clientèle rejoint une problématique générale du jeune avocat : s’il est collaborateur, il doit trouver le temps de développer sa clientèle personnelle. L’avantage de la conférence, c’est qu’elle vous donne un temps « garanti » sous la forme de permanences pénales et d’événements de représentation, sur lequel votre associé ne peut pas rogner (à supposer qu’il le veuille). Enfin, ma motivation à présenter la conférence (hormis l’ego, parce qu’il y en a toujours) est assez simple : je voulais pratiquer le droit pénal sous tous ses aspects, et j’étais, depuis ma prestation de serment, en collaboration dans des cabinets qui pratiquaient exclusivement le droit pénal dit « des affaires », avec une clientèle de grandes entreprises et d’hommes politiques, et très peu – ou pas du tout – de contentieux de la liberté, qui reste le plus bel aspect du métier. Je voulais donc pratiquer ma profession autrement. C’est très confortable de se dire que tout le monde a le droit d’être défendu, mais quand on défend surtout les riches et les puissants, on peut se sentir un peu boiteux.

Comment avez-vous vu la pratique pénale évoluer depuis vos premiers pas dans la profession ?


Déjà, j’ai vu la pratique évoluer, ce qui est en soi un phénomène puisque je n’ai pas encore 10 ans de barreau… . On pourrait évoquer en long, en large et en travers des phénomènes sociaux : le renforcement de la compliance et la pratique professionnelle afférente ; le terrorisme et la multiplication des lois et des pratiques spéciales à cet égard ; l’accroissement général et continu, quelle que soit la couleur politique des gouvernements, de la répression pénale et du contrôle physique des citoyens ; le mouvement #metoo ; la spécialisation comme alpha et oméga de la pratique des avocats, des juges, des enquêteurs, etc.. Je vais me limiter à citer deux éléments particuliers et qui me tiennent à cœur. D’abord, le droit pénal devient à la mode – le droit pénal des affaires bien sûr (et on voit les cabinets d’affaires qui cherchent désormais à attirer des profils pénalistes pour compléter leurs équipes), mais certains des phénomènes sociaux que j’ai évoqués (le terrorisme, les violences policières, l’état d’urgence) contribuent aussi à motiver les étudiants à se tourner vers le droit pénal général, au nom de la défense des libertés publiques. C’est réconfortant : cela veut dire qu’il y aura des profils motivés, brillants et volontaires parmi les futurs avocats pénalistes. Ensuite, j’ai le sentiment que depuis 10 ans, nous vivons un perpétuel mouvement de balancier : parfois le droit pénal des affaires est considéré comme une branche du droit pénal, parfois comme une branche du droit des affaires. Entre 2014 et 2019 (à peu près), l’apparition de la compliance a conduit au développement de départements et de formations spécialisés, au point que dans certains cabinets, le département de « droit pénal des affaires » ne fait que de la compliance et des enquêtes internes, et que certains étudiants sont déjà ultra-spécialisés en droit de la compliance à la date de leur prestation de serment. Depuis un peu plus d’un an, on sent un mouvement inverse : les départements de droit pénal des grands cabinets ont pris leur indépendance, les boutiques pénalistes reviennent en force, et face aux perquisitions, aux gardes à vue et aux incarcérations, on se souvient que le droit pénal des affaires est une affaire de pénalistes. Je suppose que ce mouvement restera invariable et que les pénalistes seront tour à tour ringards et appréciés !

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