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Faut-il juger en France les djihadistes français partis combattre auprès de Daech ?

Charles Evrard, élève avocat, revient sur la situation des djihadistes français en Syrie et en Irak.

 

Le sort des djihadistes occidentaux, notamment femmes et enfants, arrêtés par les forces armées kurdes lors de la chute de Raqqa fin 2017 soulève plusieurs interrogations juridiques, politiques et diplomatiques. La France est particulièrement sensible à cette problématique puisqu’on estime à 676 le nombre de français présents sur les territoires encore contrôlés par l’Etat islamique. Un rapport du Sénat datant de 2015 estimait que les français représentaient près de la moitié (47%) du contingent de combattants occidentaux et européens ayant rejoints Daech.


La position du gouvernement français, soutenu sur ce sujet par l’opinion publique, est ambiguë. Le ministère des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a en effet annoncé le 7 février que les français capturés et détenus en Syrie seraient « jugés par les autorités judiciaires locales ». La question embarrasse néanmoins puisque le ministre a reconnu ne pas exclure la possibilité du cas par cas, notamment en ce qui concerne la difficile question des mineurs, et a déclaré que l'Etat veillerait au respect des droits de l’homme et des règles du procès équitable par les autorités judiciaires locales. La Garde des Sceaux Nicole Belloubet a également déclaré le 28 janvier dernier que la France interviendrait en cas de condamnation à mort de l’un de ses ressortissants.

Si les pays européens ne semblent pas particulièrement tenir à l’heure actuelle au retour de leurs ressortissants djihadistes, serait-il possible et souhaitable que la France rapatrie les français partis en Syrie et en Irak afin de les juger en France ?

La France est-elle juridiquement en mesure de juger ses ressortissants partis faire le djihad en Syrie et en Irak ?

La question de la compétence et de la légitimité de la France à juger les français partis en Syrie et ayant commis des exactions dans ces territoires est complexe, à la fois sur le plan juridique et diplomatique.

Le principe posé en droit pénal général et international est celui de la compétence territoriale de l’Etat dans lequel l’infraction a été commise, quelle que soit la nationalité de l’auteur ou de la victime. L’article 113-2 du Code pénal dispose ainsi que « la loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République ». A contrario, la loi française n’a donc a priori pas vocation à s’appliquer en dehors du territoire de la République. Ce principe de compétence territoriale se justifie pleinement dans la mesure où il est légitime que l’auteur d’une infraction soit jugée là où cette dernière a fait sentir ses effets, où l’on pourra recueillir des preuves, interroger des témoins, mener une enquête, identifier les victimes, etc.

La compétence des autorités judiciaires kurdes pour juger des français ayant commis des exactions en Syrie n’est donc en principe pas contestable et la France ne peut empêcher que ses ressortissants djihadistes soient jugés sur le lieu de leurs crimes.

Cette apparente simplicité se heurte néanmoins à des difficultés non négligeables.

En effet, la plupart des djihadistes en Syrie ont été arrêtés et détenus par des membres des forces démocratiques syriennes (FDS) à majorité kurdes. Or, la France ne reconnaît pas l’existence du Kurdistan comme Etat souverain et indépendant. Difficile donc de reconnaître juridiquement une véritable compétence des autorités kurdes pour juger les ressortissants français. Pour autant, la France n’as pas véritablement la volonté de récupérer ses ressortissants, bien que le représentant en France du Kurdistan syrien, Khaled Issa, ne soit pas opposé à cette possibilité.

La passivité des autorités françaises s’explique par plusieurs raisons, notamment le sentiment partagé par une large majorité de français que les djihadistes ont quitté la France afin de la combattre et qu’ils ne sauraient désormais profiter d’un système judiciaire qui leur serait plus favorable, mais également la crainte de l’administration pénitentiaire et des services de renseignements intérieurs de ne pas être en mesure de gérer cet afflux massif de djihadistes. La remise des djihadistes à la France par les autorités kurdes pourraient également être utilisée comme moyen de négocier une reconnaissance internationale, ce que la France refuse pour l’instant de faire, bien que sa volonté de laisser les autorités judiciaires kurdes régler le sort des djihadistes capturés semble ouvrir la voie à une forme de reconnaissance concomitante à une stratégie de déstabilisation et de délégitimation du régime de Bachar El Assad.

La question de la peine de mort encourue par les djihadistes français s’ils sont jugés par les autorités irakiennes, kurdes ou syriennes est également au cœur des préoccupations de l’Etat français. Sur le plan juridique, la France ne peut s’opposer à ce que ses ressortissants soient jugés selon le droit applicable dans le pays où a été commis l’infraction et à ce que les peines y afférant leur soient appliquées, sauf à commettre une ingérence condamnable au regard du droit international. Une djihadiste allemande a ainsi été condamnée à mort par un tribunal irakien le 18 janvier dernier, une première pour une ressortissante de l’Union européenne. Juridiquement donc, la France n’est absolument pas tenue d’intervenir pour tenter de protéger ses ressortissants risquant la peine de mort. Ses seules obligations au regard de ses engagements internationaux (notamment le protocole 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 3 mai 2002 et deuxième protocole du Pacte international de New-York du 15 décembre 1989) concernent l’interdiction de pratiquer la peine de mort sur son territoire ou d’extrader des justiciables vers des pays pratiquant la peine de mort. Toutefois ne pas intervenir serait condamnable moralement et en totale contradiction avec les valeurs et engagements de la France. On se souvient que François Hollande était déjà intervenu pour plaider le cas de Serge Atlaoui, condamné à mort en Indonésie pour trafic de drogue, à ce jour sans succès. La question se pose pourtant différemment s’agissant des djihadistes puisque les préoccupations du gouvernement français sont davantage d’ordre diplomatique, politique et sécuritaire que morale et éthique.

Quand bien même l’Etat français souhaiterait juger ses ressortissants partis en Syrie en France, il se heurterait d’une part à un conflit de légitimité avec les pays dans lesquels ont été commises les exactions et d’autre part aux difficultés juridiques de l’extradition. En effet, la France n’a conclu aucune convention d’extradition avec l’Irak ou la Syrie. Le poids de la France sur la scène international ayant largement diminué, rien n’indique que les autorités locales accepteraient d’extrader les français auteurs de crimes sur leur territoire. Concernant les autorités kurdes, la question se pose différemment puisqu’on ne peut pas parler juridiquement d’extradition dans la mesure où le Kurdistan n’est pas un Etat officiellement reconnu. Un éventuel rapatriement ne serait possible qu’après négociations avec les kurdes, ce qui n’est pour l’instant pas dans l’intérêt de la France.

Un dernier point de préoccupation concerne le respect par les autorités locales des règles du procès équitable et des droits de l’homme. Le gouvernement français a assuré que les djihadistes français arrêtés pourraient être jugés sur place à condition que « les institutions judiciaires soient en capacité d’assurer un procès équitable » avec des « droits de la défense respectés ». Plusieurs avocats de djihadistes français affirment que ces derniers sont détenus sans droit ni titre, le Kurdistan syrien n’ayant aucune existence légale ni institution judiciaire souveraine. Une plainte a d’ailleurs été déposée contre les autorités françaises pour « détention arbitraire » et « abus d’autorité » sur le fondement de l’article 432-5 du Code pénal.

La crainte de la corruption endémique dans ces pays est également mise en avant par des ONG qui craignent que les djihadistes soudoient leurs juges et gardiens pour éviter de longues peines. En vertu du principe non bis in idem, il ne serait alors plus possible de les juger à nouveau pour les mêmes faits (article 113-9 du Code pénal). Il s’agirait d’un déni de justice grave pour les victimes d’exactions. Enfin, la peine de mort étant en vigueur dans ces Etats, le non-respect des règles du procès équitable pourrait avoir des conséquences funestes pour les français détenus. La France, pays des droits de l’homme, ne peut se désintéresser totalement de cette question. Renier les valeurs et garanties qui fondent le fonctionnement de notre société et de nos institutions serait une forme d’aveux d’échec dans la lutte contre le terrorisme et une forme de victoire des islamistes dont l’objectif est de détruire notre culture et nos principes. Les démocraties peuvent elle continuer à respecter leurs principes d’Etat de droit, y compris face à des actes violents de terrorisme ? En se détournant de la question, la France risque de se placer dans une posture de faiblesse et d’impuissance dans la lutte contre le terrorisme. Quand la République est menacée, elle se doit de réaffirmer avec force les principes et valeur qui la fonde.

Au regard de toutes ces considérations, à supposer que les autorités françaises souhaitent rapatrier leurs ressortissants afin de les juger en France, auraient-elles les moyens juridique de le faire ?

Les articles 113-6 et suivants du Code pénal prévoient une compétence subsidiaire de la loi française en cas de crime commis par un français en dehors du territoire de la République. Il s’agit de la compétence dite personnelle, applicable soit lorsque l’auteur des faits est français, soit lorsque la victime est française. Ces compétence personnelle est applicable par exception, lorsque la compétence territoriale de l’Etat où a été commis l’infraction n’a pas pu être mise en œuvre.

La justice française serait donc compétente pour juger des djihadistes de nationalité française dans l’hypothèse où le criminel se serait soustrait à la justice étrangère et reviendrait en France. Un français de retour de Syrie ou d’Irak serait alors jugé en France car la France n’extrade pas ses ressortissants (sauf exception dans le cadre de l’Union européenne).

Est-il souhaitable de juger en France les ressortissants français partis faire le djihad en Syrie et en Irak ?

La question de la compétence des juridictions françaises pour juger ses ressortissants partis faire le djihad en Syrie et en Irak, si elle est juridiquement possible, se heurte néanmoins à toute une série de considérations d’ordre juridique, politique, diplomatique, moral et éthique. Le débat entre les partisans et opposants à l’extradition est vif et symptomatique des tensions qui traversent la société française sur les questions de terrorisme et de sécurité.

Plusieurs arguments sont avancés en faveur du rapatriement des djihadistes français :

Les opposants au rapatriement des djihadistes français soulèvent également des arguments pertinents.

  • Le premier argument est d’ordre juridique : comment juger en France des crimes qui auront été commis à plus de 4.000 km ? De quelles preuves, de quels témoignages pourront disposer les juges afin d’étayer leurs accusations ? Comment identifier les victimes, les crimes, les responsabilités ? Le risque est double puisque d’un côté les difficultés de l’enquête internationale risquent de permettre aux responsables d’échapper aux poursuites, faute d’éléments probants et de l’autre les magistrats pourraient être tentés, faute de preuve, d’utiliser l’incrimination balai d’association de malfaiteurs terroristes (article 421-1 du Code pénal) qui ne permet pas de faire la lumière sur les véritables agissements et responsabilités des djihadistes. Il paraît juridiquement plus simple et plus légitime que les djihadistes soient jugés là où ils ont commis leurs crimes et où les populations ont le plus souffert de leurs exactions.

  • En cas de retour massif des djihadistes français, les autorités craignent également que les services pénitentiaires et de renseignements intérieurs soient totalement débordés. Ainsi que l’explique le journal Le Monde « le tout jeune renseignement pénitentiaire peine déjà à gérer 500 détenus pour terrorisme et quelque 1 200 délinquants radicalisés. Une fois leur peine purgée, ce sera au tour du renseignement intérieur d’être confronté à un problème de taille : leur surveillance en milieu ouvert, qui mobilisera d’importants moyens techniques et humains ».

  • L’enjeu de l’extradition est également politique. Un sondage IFOP réalisé pour le magasine Valeurs actuelles le 1er février révélait que 80% des français interrogés étaient favorables à ce que la France laisse les djihadistes jugés et condamnés sur place par les autorités locales. Un avis partagé tant par la droite que par la gauche, les sympathisants socialistes y étant favorables à 66% et ceux de la France insoumise à 78%.


La question de savoir si la France devrait juger ses ressortissants partis en Syrie et en Irak est donc particulièrement complexe et oppose des considérations juridiques, diplomatiques et politiques et des valeurs morales et éthiques dont le pays des droits de l’homme se prétend le représentant. La position de la France est aujourd’hui ambiguë et difficilement tenable à long terme. Quelles que soient les évolutions de cette question à l’avenir, elle a tout du piège politique pour le gouvernement.

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