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Violences sexuelles et droit pénal international : le long chemin vers la fin de l’impunité ?

Marine Carpentier est étudiante au master 2 Droit des libertés à l'université de Strasbourg et prépare l'examen d'entrée au CRFPA. Elle refait le cours de la lutte contre les violences sexuelles par la Cour pénale internationale (CPI).

 

Longtemps, la violence sexuelle a été perçue comme une simple conséquence de la guerre, et a été massivement acceptée comme un dommage collatéral malheureux mais inévitable. L’expression « viol de guerre » en témoigne : cette expression semble suggérer un certain fatalisme, l’idée que le viol en temps de conflit ne serait qu’un prolongement de celui perpétré en temps de paix ; qu’il serait un crime que la guerre ne fait que faciliter, en raison du chaos et de l’impunité qui lui sont propres. De manière générale, il est vrai que la violence est décuplée en temps de conflit armé : la guerre entraîne toujours son lot d’atrocités inutiles, les actes barbares se multipliant, et les violences sexuelles n’échappent malheureusement pas à la règle. Toutefois, leur systématisation, malgré leur interdiction quasi générale à travers le monde, montre bien que les violences sexuelles en temps de conflit constituent un phénomène à part qu’on ne saurait assimiler au même crime commis en temps de paix. Ces violences se dirigent en effet contre l’ennemi, et s’inscrivent souvent dans une logique d’extermination. Il ne s’agit pas, ou pas seulement, de l’assouvissement d’une « pulsion sexuelle », mais bien d’actes résultant d’une logique de guerre. Longtemps impunies, ignorées par la justice pénale internationale (on notera qu’aucune mention des violences sexuelles n’a été faite dans les Statuts des tribunaux de Nuremberg et de Tokyo), la découverte de l’ampleur des atrocités sexuelles en ex-Yougoslavie, puis au Rwanda, a permis, dans les années 1990, une prise de conscience de la communauté internationale quant à l’utilisation massive et calculée des violences sexuelles en temps de guerre. Ces violences furent incluses dans les statuts des tribunaux pénaux internationaux, puis de la Cour pénale internationale (CPI).


En droit international pénal, les violences sexuelles peuvent désormais faire l’objet de déclarations de culpabilité à part : elles apparaissent notamment dans la liste des crimes de guerre[1] et des crimes contre l’humanité[2], et ont également été reconnues comme un instrument de commission d’un génocide[3].


Des instruments juridiques au service de la lutte contre les violences sexuelles


La seconde moitié du XXe siècle sera marquée par une prise de conscience, tardive mais réelle, de l’ampleur du phénomène. La Seconde Guerre mondiale a été le théâtre de nombreuses atrocités, et les violences sexuelles n’ont pas été en reste : pour ne donner que quelques exemples, le viol a été utilisé comme instrument de terreur par les soldats allemands en URSS[4], comme par les soldats soviétiques à Berlin en 1945[5]. L’exemple le plus connu reste l’utilisation de « femmes de réconfort », un euphémisme utilisé pour évoquer la réduction à l’esclavage sexuel, par l’armée japonaise, de nombreuses femmes asiatiques, notamment chinoises et coréennes[6]. Si de telles violences ont été complètement ignorées par les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, les instruments juridiques internationaux adoptés par la suite ne manqueront pas de les prohiber. Ainsi, en 1949, pour la première fois dans l’histoire du droit international humanitaire, les Conventions de Genève mirent un point d’honneur à protéger les femmes, notamment contre « toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à la pudeur »[7]. La formulation est maladroite et sexo-spécifique, mais la volonté est là : le droit international ne peut plus décemment tolérer l’emploi de telles pratiques à l’encontre de civils. En 1977, les Protocoles additionnels aux Conventions de Genève permettront d’étendre une telle protection à l’égard des hommes et des enfants, en temps de conflit armé international comme non-international. Les droits de l’Homme joueront également un rôle pionnier dans la lutte contre ces abus : les Cours européenne et inter-américaine des droits de l’Homme, notamment, associeront le viol à de la torture lorsque celui-ci est commis dans un certain contexte, notamment en détention[8]. Enfin et surtout, les tribunaux pénaux internationaux mis en place après le génocide tutsi au Rwanda et la guerre en ex-Yougoslavie ont sûrement été le grand tournant dans l’histoire de la répression du « viol de guerre ». C’est dans ce contexte globalement positif que la CPI fut instituée.


Le Statut de la CPI : un texte relativement satisfaisant quant à l’interdiction des violences sexuelles


En ce qui concerne violences sexuelles, il est clair que les avancées des tribunaux ad hoc, mais aussi la participation d’organisations féministes et de défense des droits humains, ont profité à la Cour. D'abord, le Statut de Rome exige des « capacités institutionnelles spécifiques »[9] permettant de mieux appréhender ces violences, puisqu’il prévoit que « le Procureur nomme des conseillers qui sont spécialistes du droit relatif à certaines questions, y compris (…) celles des violences sexuelles, des violences à motivation sexiste et des violences contre les enfants »[10]. La grande nouveauté reste toutefois l’inclusion au sein du statut d’une liste spécifique énumérant les violences sexuelles prohibées. Ainsi, l’article 7 du Statut de Rome dispose :


« Aux fins du présent Statut, on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci- après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque : (…) g) Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable »

C’est la première fois qu’une telle liste énumérative est établie. Plusieurs avantages y sont attachés. Entre autres, le fait de faire des crimes sexuels une catégorie distincte de crimes peut permettre de s’assurer que ces crimes ne soient pas oubliés ou négligés par les enquêteurs et les procureurs, et les oblige à les poursuivre comme tels, ce qui exige que certains éléments spécifiques soient plaidés ou prouvés. Certains auteurs ont toutefois critiqué cette liste, jugeant notamment que les intérêts protégés par ces crimes (tels que la protection de l’intégrité physique et mentale de l’individu, sa liberté, son autonomie personnelle et sexuelle et le respect de sa dignité humaine) semblent déjà être couverts par les autres crimes contre l’humanité prévus par l’article 7 du Statut[11]. En effet, la réduction en esclavage[12], la torture[13], la « persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste (…) »[14], ou encore les « actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale »[15], semblent pouvoir s’interpréter sous un angle sexuel.


Cependant, la distinction entre les violences sexuelles et les autres types de violence, effective dans la très large majorité des droits nationaux et en droit pénal international, permet de réprimer explicitement de tels comportements et d’assurer que les enquêtes et poursuites puissent ne pas oublier ces crimes. Par ailleurs, ne pas faire des violences sexuelles une infraction à part, serait ignorer leur spécificité, à savoir notamment leur caractère sexuel et le fait qu’elles relèvent d’une logique bien à part, et ce d’autant plus lorsqu’elles sont commises en temps de conflit armé. De ce point de vue, l’inclusion explicite des violences sexuelles dans le Statut de la CPI semble donc plutôt être une avancée. Cette liste présente par ailleurs l’avantage de ne pas être sexo-spécifique, ce qui permet à la CPI de réprimer aussi bien les violences commises sur les femmes que sur les hommes. On remarque également que cet article fait figurer les violences sexuelles sur la liste des crimes contre l’humanité. Les violences sexuelles sont également explicitement reconnues par le Statut comme crimes de guerre[16]. On déplore toutefois que la Cour n’ait pas pris en compte l’avancée entreprise par les TPI, en ne reconnaissant pas de telles violences comme constitutives de génocide[17], bien qu’elles puissent implicitement être reconnues comme telles à travers la notion d’ « atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale » ou de « mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ». Le Statut de Rome constitue donc relativement une avancée en matière de lutte contre les violences sexuelles. Toutefois, cette avancée ne marqua que le début d’une longue lutte contre l’impunité. Si les violences sexuelles ont, dés la création de la CPI, été reconnues parmi les crimes pour lesquels la Cour est compétente, on constate que le chemin est encore long.


Depuis l’institution de la Cour, seules quatre condamnations définitives ont été prononcées[18], dont aucune pour un chef d’accusation se rapportant à la violence sexuelle. La Cour, véritable espoir dans la lutte contre la culture de l’impunité, semble se heurter aux mêmes difficultés que la justice nationale : difficultés de moyens, ou encore de preuves (les victimes sont moins enclines à parler des violences sexuelles, par peur notamment de se faire stigmatiser par leur propre communauté, et les preuves disparaissent très rapidement). Elle semble également se confronter à des difficultés propres à la gravité des crimes jugés (comme en témoigne par exemple la question de la sécurité des victimes et des témoins).


Ce qui nous intéresse toutefois, c’est ici la stratégie adoptée par les Procureurs successifs, stratégie qui a parfois nuit à une répression satisfaisante des abus sexuels liés aux conflits.


© UN Photo. Rick Bajornas

Des violences sexuelles longtemps ignorées


Le premier procureur de la Cour, Luis Moreno Ocampo, se donna pour mission de confirmer l’intérêt de la Cour et de son poste : l’objectif était donc principalement de présenter rapidement des affaires devant les juges. Il fut donc amené à faire des choix stratégiques, et exclut par conséquent de nombreuses pistes relatives à des violences sexuelles, qui selon lui sont plus difficiles à prouver et demandent plus de temps19. Ainsi, lors du premier procès de la Cour, le Procureur choisit d’attaquer Lumbanga Dyilo, chef de guerre congolais, sur les soldats enfants enrôlés par sa milice, mais ne fait pas mention des violences sexuelles commises par les membres de celle-ci. Les représentants légaux des victimes tenteront de faire parler du sujet, en vain : les violences sexuelles ne seront même pas retenues comme circonstances aggravantes. Le juge Benito, dans son opinion dissidente, le déplora : pour lui, les violences sexuelles ont été un élément inhérent à l’utilisation d’enfants soldats, et un facteur discriminant à l’égard des jeunes filles enrôlées. Par ailleurs, les violences sexuelles sont systématiquement invisibilisées. Le bureau du Procureur a une tendance à ne reconnaître que le viol, les autres violences sexuelles étant qualifiées de torture, persécution ou atteinte à la dignité de la personne.


Même dans les cas où les charges pour violences sexuelles sont retenues, elles sont requalifiées par la Chambre. Ca a par exemple été le cas dans l’affaire Kenyatta, dans laquelle la charge d’ « autres formes de violences sexuelles » sera requalifiée en « autres actes inhumains ». En 2012, Ocampo laissa sa place à Fatou Bensouda. Ce changement de procureur permit un changement de politique en matière de violences sexuelles. En juin 2014, la nouvelle Procureure adopte un Document de politique générale relatif aux crimes sexuels et à caractère sexiste. Dans son plan stratégique pour la période 2016-2019, elle assure que le bureau du Procureur « accordera (…) une attention particulière aux crimes qui ont été traditionnellement sous- représentés dans les procédures judiciaires, à l’instar (…) du viol et d’autres crimes sexuels ». Enfin, mieux encore, le bureau a recruté du personnel supplémentaire doté d’une expérience et d’une expertise spécifiques en matières de violences sexuelles20. Cette évolution a des conséquences positives sur le traitement par la CPI des violences sexuelles comme crime de guerre : ce type de violences est de plus en plus retenu dans les charges. Pour la première fois en droit pénal international, les grossesses forcées[21] et la persécution pour des motifs d’ordre sexiste[22] sont prises en compte dans les charges. La CPI prend en compte les violences sexuelles commises sur les enfants soldats enrôlés dans le groupe armé de l’accusé[23]. Certains de ces progrès seront toutefois doublés d’une déception : dans l’affaire Ongwen par exemple, la chambre refusa de donner suite à la demande d’entendre trois hommes victimes de violences sexuelles.

L’affaire Bemba : l’histoire d’une déception

Il aura fallu attendre quatorze ans pour que finalement, la CPI se décide à condamner un accusé pour des charges de violence sexuelle.

L’affaire Bemba a été la source de beaucoup d’espoirs : en première instance, la Cour le déclara coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, notamment pour des affaires de viols. Cette décision est historique : il s’agit non seulement de la première condamnation pour violences sexuelles, mais c’est également la première fois que la CPI reconnait un accusé pénalement responsable en tant que commandant militaire pour des troupes sous son contrôle, considérant que l’accusé « savait que les forces placées sous son autorité et son contrôle effectifs commettaient ou allaient commettre les crimes visés par les charges »[24].

Mais le 8 juin 2018, Bemba est acquitté en appel : la chambre d’appel considéra qu’il n’était pas pénalement responsable pour les actions de ses troupes.

Pour le FIDH, l’affaire Bemba « a dissipé certains mythes et idées préconçues quant au caractère prévisible et inéluctable de violences sexuelles aux cours des conflits armés »[25], mais l’acquittement a mis à mal cette avancée, les juges d’appel ayant considéré que la chambre de première instance avait erré en affirmant que Bemba n’avait pas pris les mesures nécessaires pour prévenir les crimes et punir les membres des troupes responsables des abus.

Bemba ne fut condamné qu’à un an de prison, pour une affaire de subornation de témoins. La déception fut profonde pour les victimes, et un échec pour le bureau du Procureur.

L’affaire Ntaganda : la fin de l’impunité ?

Le 8 juillet 2018, Bosco Ntaganda est reconnu coupable par la CPI d’avoir été l’auteur indirect de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, parmi lesquels des crimes relatifs à l’esclavage sexuel et au viol, pour des exactions commises en 2002 et 2003 en République démocratique du Congo. Les juges l’ont notamment reconnu comme coupable pour des infractions sexuelles commises à l’encontre de femmes ou d’enfants soldats par des membres de ses troupes. Ce viol aurait même été « encouragé, promis et envisagé », et selon l’accusation, Ntaganda aurait lui-même exploité sexuellement des femmes.

Le jugement fait toutefois l’objet d’appels de l’accusation et de la défense[26]. Mais si la chambre d’appel, qui doit se prononcer le 29 juin, confirme la décision des juges de première instance, l’affaire Ntaganda pourrait être une première dans l’histoire de la Cour pénale internationale.

 

[1] Article 8 du Statut de Rome


[2] Article 7 du Statut de Rome


[3] TPIY, Le Procureur c. Anto Furundzija, affaire n°IT-95/17/1-T, Jugement, 10 décembre 1998


[4] Regina Mülhäuser, « La violence sexuelle des soldats allemands pendant la guerre d’anéantissement en Union soviétique » (1941-1945), in Viols en temps de guerre (dir. Raphaëlle Branche et Fabrice Virgili), Editions Payot & Rivages, Paris, 2013


[5] Norman M. Naimark, « Russes et Allemands : viols de guerre et mémoires postsoviétiques », in Viols en temps de guerre (op. cit.)


[6] P-F SOUYRI, « Femmes de réconfort : un esclavage d’état ? », L’Histoire, 2016, n°424, pp. 13-19


[7] Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, 12 août 1949, Article 27


[8] Voir par exemple Cour IDH, Caso Mujeres víctimas de tortura sexual en Atenco vs Mexico, 28 novembre 2918, Series C N°371 ; Cour EDH, Aydin c. Turquie, 25 septembre 1997, requête n°23178/94


[9] FIDH, Invisibles, ignoré.es : Vers l’établissement des responsabilités pour les violences sexuelles etbasées sur le genre à la CPI et ailleurs, Nov. 2018, n°721f


[10] Statut de Rome, Article 42.9


[11] M. MAYSTRE, « Le quasi silence des statuts des tribunaux pénaux internationaux ad hoc quant aux actes de violence sexuelle : obstacle ou bénédiction pour la poursuite de ces crimes ? », in : Droits fondamentaux n°16, 2018


[12] Statut de Rome, Article 7-c


[13] Ibid, Article 7-f


[14] Ibid, Article 7-g


[15] Ibid, Article 7-k


[16] Ibid, articles 8.2-b.xxii) et 8.2-e.vi)


[17] Ibid, article 6


[18] Il s’agit des affaires Jean-Pierre Bemba, Thomas Lubanga, Germain Katanga et Al-Mahdi


[19] « La Cour pénale internationale, dernier maillon d’une chaîne malade », dans « Impunité zéro : violences sexuelles en temps de guerre, l’enquête » (dir. Justine Brabant, Leïla Minano, Anne-Laure Pineau)


[20] Préc, Rapport FIDH


[21] CPI, Le Procureur c. Dominic Ongwen, affaire n°ICC-02/04-01/15


[22] CPI, Le Procureur c. Al Hassan Ag Abdoul Aziz Ag Mohamed Ag Mahmoud, affaire n°ICC-01/12-01/18


[23] CPI, Le Procureur c. Bosco Ntaganda, affaire n°ICC-01/04-02/06


[24]CPI, Le Procureur c. Jean-Pierre Bemba Gombo, affaire n°ICC-01/05-01/08

[25] Préc., Rapport FIDH

[26] Fiche d’information sur l’affaire Procureur c. Bosco Ntaganda, https://www.icc-cpi.int/ CaseInformationSheets/NtagandaFra.pdf

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