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Villa de luxe, accord occulte et fraude fiscale : le parquet de Nice signe sa première CJIP

Marie-Alix Danton est élève avocate à l'école du barreau de Paris. Diplômée du Master 2 Droit des affaires (214) de Dauphine et élève du MS/LL.M Droit et Management International d’HEC, elle prépare actuellement une thèse professionnelle sur la justice pénale négociée en droit économique et financier.

 

Malgré ses retentissants accords conclus notamment avec HSBC[1], Google[2] et Airbus[3], pour des amendes allant jusqu’à 2,1 milliards d’euros, on aurait tort de penser que le parquet national financier (PNF) détient un monopole en ce qui concerne la conclusion des fameuses conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP).


C’est ce que rappelle la convention signée le 4 mai 2020 entre la société suisse Swiru Holding AG et le parquet de Nice qui, après celui de Nanterre et de Paris, devient le troisième parquet, outre le PNF, à conclure une CJIP[3 bis]. Cet accord transactionnel, portant sur des faits qualifiés de complicité de fraude fiscale et une amende de 1,4 million d’euros, apporte un éclairage intéressant sur la manière dont évolue l’utilisation de la CJIP depuis son introduction, il y a trois ans.

La notion de convention judiciaire d’intérêt public

Un accord permettant d’éteindre l’action publique - Créée par la loi Sapin 2[4], la CJIP est un accord par lequel une personne morale accepte de se soumettre à certaines obligations fixées par le procureur de la République en échange de l’extinction de l’action publique. Cet accord doit être validé par le président du tribunal judiciaire concerné.

Une application restreinte - La CJIP a un champ d’application limité : seules les personnes morales peuvent en bénéficier[5] et elle ne concerne que certains délits économiques (corruption, trafic d’influence, fraude fiscale et blanchiment[6]).

De lourdes sanctions - Dans le cadre d’une CJIP, les entreprises peuvent se soumettre à trois types d’obligations (cumulatives ou non).

  1. Tout d’abord, le versement d’une amende d’intérêt public[7], « souvent supérieure au quantum encouru devant une juridiction de jugement »[7 bis]. À ce jour, l’amende la plus basse fixée par CJIP a été de 420 000 € et la plus haute de 2,1 milliards d’euros.

  2. En cas de faits de corruption, l’entreprise peut aussi avoir à se soumettre à un programme de mise en conformité sous le contrôle de l’Agence française anticorruption (AFA). Ce monitoring peut, en réalité, s’avérer plus lourd que l’amende elle-même car il contraint l’entreprise sanctionnée pendant une durée pouvant aller jusqu’à trois ans et c’est l’entreprise qui supporte personnellement les frais, potentiellement élevés, de ce contrôle de l’AFA. À titre d’exemple, le plafond de ces frais a été fixé à 8,5 millions d’euros dans le cas de la CJIP d’Airbus.

  3. Enfin, le signataire de la CJIP peut être tenu de réparer le préjudice de la victime. Cette dernière est rarement identifiée en matière de corruption[8], cependant le préjudice de l’État a toujours donné lieu à réparation en cas de fraude ou de blanchiment de fraude fiscale, si l’administration fiscale n’avait pas d’ores et déjà procédé à un recouvrement. Dans le cas de la CJIP HSBC par exemple, le montant des dommages et intérêts dus à l’État était de 142 millions d’euros.

Des sanctions sans condamnation pénale - Si la CJIP peut impliquer des sanctions lourdes, elle présente toutefois l’immense avantage de permettre aux entreprises d’échapper à la condamnation pénale. En effet, la CJIP n’impose pas une reconnaissance de culpabilité mais uniquement des faits. Elle n’a ni les effets, ni la valeur d’une condamnation et n’est pas inscrite au casier judiciaire de la personne morale, ce qui lui permet notamment de continuer à répondre aux appels d’offres de marchés publics.

Un accord rendu public - En revanche, si la CJIP permet d’éviter les néfastes conséquences réputationnelles d’un procès, elle fait néanmoins l'objet d'un communiqué de presse du procureur de la République. De plus, l’ordonnance de validation et la convention sont publiées sur le site internet de l’AFA.

Les faits reconnus : une villa, deux ventes et plusieurs millions d’euros dissimulés à l’administration fiscale

La vente officielle - À l’origine de la CJIP du 4 mai 2020 se trouve la vente, en 2008, d’une villa de maître située à Juan-les-Pins, sur la Côte d’Azur. La transaction, d’un montant de 35 millions d’euros, est alors conclue entre deux sociétés[8 bis] :

  • La société venderesse, détenue par une société luxembourgeoise dont l’unique bénéficiaire économique se nomme Philippe Borghetti ;

  • La société acquéreuse, indirectement détenue par la société suisse Swiru Holding AG, signataire de la CJIP.

La transaction dissimulée - Après la survenance de la vente, l’ex-épouse de Philippe Borghetti révèle aux enquêteurs l’existence d’un accord occulte fixant le prix de vente réel de la villa à 127 millions d’euros au lieu des 35 déclarés. Les 92 millions d’euros restants avaient été, pour l’essentiel, indirectement versés à Philippe Borghetti notamment via diverses sociétés domiciliées aux Îles Vierges britanniques et au Panama.

Les droits éludés - L’administration fiscale estimait ainsi les sommes dues par Philippe Borghetti au titre de l’impôt sur le revenu de l’année 2008 à environ 83 millions d’euros tandis que le montage aurait permis à la société acquéreuse d’éluder le paiement de près de 4,8 millions d’euros à l’administration fiscale.

Les poursuites - Philippe Borghetti étant décédé en 2016, il n’a jamais été condamné pour cette fraude. La société Swiru Holding AG, quant à elle, a été mise en examen en 2019 pour complicité de la fraude fiscale commise par Philippe Borghetti. Après avoir reconnu les faits et leur qualification pénale dès son interrogatoire de première comparution, elle a versé plus de 10 millions d’euros à l’administration fiscale dans le cadre d’une procédure de rectification, avant de signer la CJIP en question pour un montant de 1,4 million d’euros. L’accord a finalement été validé par le président du tribunal judiciaire de Nice, le 11 mai 2020.


Un accord qui confirme la pertinence de la CJIP en matière de fraude fiscale

L’application tardive de la CJIP à la fraude fiscale - Notamment pensée pour faciliter et accélérer le traitement d’affaires complexes, la CJIP ne s’appliquait, originellement, qu’aux infractions de corruption, trafic d’influence et blanchiment de fraude fiscale, à l’exclusion donc des faits de fraude fiscale eux-mêmes. Cette limitation a été supprimée par la loi du 23 octobre 2018[9]. Sur les six CJIP conclues depuis, quatre portaient sur des faits de fraude fiscale ou infractions connexes.

Une procédure adaptée à la répression de la fraude fiscale - La CJIP Swiru Holding AG montre l’intérêt de ce type de transactions pour des faits complexes nécessitant des investigations longues. En effet, la fraude fiscale a la spécificité de faire intervenir des montages particulièrement complexes : à titre d’exemple, les faits révélés dans l’affaire Swiru Holding AG font intervenir pas moins de huit sociétés dont plusieurs sont domiciliées dans des États figurant sur la liste de l'Union européenne des pays et territoires non coopératifs en matière fiscale[10].

La longueur de la procédure dans cette affaire est éloquente sur les difficultés rencontrées par les magistrats : alors que les faits remontent à 2008, il a fallu six ans pour qu'une information judiciaire soit ouverte [10 bis], onze pour que la société Swiru Holding AG soit mise en examen, douze pour que la procédure à son encontre soit clôturée. La convention elle-même évoque d’ailleurs « divers rebondissements procéduraux »[11].

Pourtant, la CJIP souligne que Swiru Holding AG a « souhaité coopérer (…) en transmettant au ministère public de la documentation comptable »[12] et qu’elle a reconnu les faits et accepté leur qualification pénale dès son interrogatoire de première comparution[13]. En réalité, on en vient à se demander combien d’années de procédure supplémentaires ont été évitées grâce à cette collaboration de la société.

La CJIP est précisément un moyen d’inciter les personnes morales mises en cause à coopérer avec le parquet, voire à mener elles-mêmes une partie des investigations, permettant ainsi un gain de temps considérable. À titre d’exemple, dans le cas de la CJIP signée entre Airbus SE et le PNF, l’investissement d’Airbus dans l’enquête aurait permis que celle-ci ne dure que « 4 ans alors qu’une enquête classique aurait pu en durer 15 »[14]. Le fait que, sur les onze CJIP conclues en France, près de la moitié ait concerné des faits de fraude fiscale ou de blanchiment de fraude fiscale montre bien que la CJIP est une réponse pénale adaptée à ce type d’infractions.

Un accord qui prouve que l’usage de la CJIP se répand dans les parquets français

La démocratisation de la CJIP - Avec cette onzième CJIP française en trois ans, ce sont désormais quatre parquets différents qui ont eu recours à ce type de conventions : le PNF, le parquet de Nanterre, celui de Paris et désormais celui de Nice. Au total, le PNF a conclu six de ces onze accords. Plus spécifiquement, en matière de fraude et de blanchiment de fraude fiscale, trois sont le fait du PNF, et deux d’autres parquets (Paris et Nice). Le PNF n’a donc pas le monopole des CJIP, ni en matière de fraude fiscale, ni en général.

Le rôle central du PNF - Cependant, non seulement le PNF concentre à lui seul plus de la moitié des CJIP mais le montant de ses sanctions reste sensiblement plus important. En effet, le montant cumulé de ses amendes d'intérêt public, toutes infractions confondues, est de plus de 3 milliards d’euros alors qu’il n’est que de 8 millions pour les autres parquets[15]. Cela peut notamment s’expliquer par la compétence à concurrence nationale du PNF pour traiter les affaires les plus complexes en matière économique et financière[16] ainsi que par l’importante spécialisation de son personnel dans ce type de litige.


 


[3 bis] CJIP entre le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Nice et SWIRU HOLDING AG en date du 4 mai 2020. [4] Il s’agit de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. La CJIP est prévue à l’article 41-1-2 du code de procédure pénale. [5] Il convient de noter que la convention conclue avec la personne morale ne dégage en aucun cas les représentants personnes physiques de leur responsabilité (article 41-1-2, I, 2°, al. 5 du code de procédure pénale). [6] Article 41-1-2, I du code de procédure pénale. [7] L'amende d'intérêt public doit être proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés, dans la limite de 30 % du chiffre d'affaires moyen annuel des trois dernières années. Des critères à prendre en compte pour fixer le montant de l’amende sont également donnés dans une circulaire du 31 janvier 2018 (n° CRIM/2018-01/G3-31.01.2018) et, en ce qui concerne le PNF, dans ses lignes directrices du 26 juin 2019.


[7 bis] Ibid., circulaire du 31 janvier 2018. [8] Toutefois, dans les trois CJIP signées en matière de corruption par le parquet de Nanterre, les sociétés SET Environnement, Kaeffer Wanner et Poujaud se sont chacune engagées à verser 30 000 € de dommages et intérêts à EDF qui s’était constituée partie civile.



[10 bis] Cette information a été ouverte le 18 novembre 2014 « suite à l'obtention, dans le cadre d'une procédure distincte, d'éléments suspects relatifs à la vente » de la villa (communiqué de presse du procureur de la République de Nice du 13 mai 2020). [11] CJIP, paragraphe 20. [12] CJIP, paragraphe 29.

[13] CJIP, paragraphe 24. [14] Propos tenus par Thomas Baudesson, avocat d’Airbus dans la négociation de sa CJIP avec le PNF (Brassac L. (2020), « Airbus a accompagné́ l'enquête en apportant une coopération exemplaire », 17 fév. 2020, L'actualité́ actuEL DJ). [15] Il n’est pas tenu compte ici des dommages et intérêts éventuellement octroyés à la victime. [16] Article 705 du code de procédure pénale.

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