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La politique répressive du Parquet contre les "mules" transportant des stupéfiants depuis la Guyane

Sarah Scialom est avocate au Barreau de Paris. Dans ce billet argumenté et fondé notamment sur son expérience professionnelle, elle critique le choix du Parquet de poursuivre les "mules" pour importation de stupéfiants dans le cadre du trafic de cocaïne depuis la Guyane.

 

La Guyane est une collectivité française d’outre-mer se situant en Amérique du Sud.


Limitrophe du Brésil et du Suriname, ce territoire a une triste réputation à deux égards : une pauvreté des plus marquées sur le territoire français et européen mais un rôle de plaque tournante du trafic de cocaïne.


Le comparatif des chiffres de la pauvreté et du chômage en France métropolitaine et en Guyane est édifiant.


Ainsi, selon l’INSEE, en 2021, seulement 41% des personnes de 15 à 64 ans travaillent. Il est mis en exergue une difficulté d’insertion sur le marché du travail, surtout pour les personnes peu diplômées qui sont très nombreuses. Un tiers des personnes de 15 à 29 ans ne sont ni en emploi, ni en étude, ni en formation. Pourtant, l’instruction est en principe obligatoire en France jusqu’à 16 ans…[1]


En comparaison, le taux d’emploi en France métropolitaine est de 68%, 56% en Martinique et 52% en Guadeloupe.


Plus frappants encore, les chiffres relatifs à la pauvreté.


Plus de la moitié de la population Guyanaise vit sous le seuil de pauvreté : 53% en 2017. Ce chiffre est de 14% en France métropolitaine sur la même période.


En 2018 en Guyane, 29 % de la population est en situation de très grande pauvreté, soit quatorze fois plus qu’en France métropolitaine (2,1 %). [2]


En Martinique, la grande pauvreté concerne sur cette période 10 % de la population, 12 % en Guadeloupe.


L’écart est donc énorme, y compris avec des territoires proches géographiquement et dont la situation administrative est la même.


Il apparaît dès lors qu’il s’agit d’un territoire français à part, semblant être oublié par l’État qui se fait absent et où la pauvreté et la précarité sont omniprésentes.


Cette République française s’y intéresse pourtant parfois de près, notamment la justice.


En raison de son positionnement géographique, la Guyane est un point d’entrée de la cocaïne sud-américaine sur le territoire français. Souvent acheminée du Suriname, de véritables problématiques de sécurité et de salubrité sont consécutives à cette situation.[3]


Les aéroports de Cayenne et d’Orly sont ainsi tristement célèbres pour voir défiler en leur sein de nombreuses mules, témoins les plus éloquents de l’état d’extrême pauvreté et de délaissement de la Guyane.


Une mission d’information du Sénat en 2020 évaluait que pour chaque vol reliant Cayenne à Orly, une dizaine de mules transportant en moyenne 1,9kg de cocaïne était recensée.[4]


Cela laisse imaginer le nombre de mules traversant l’Atlantique.


« Mules », un terme animal, trivial, pour décrire des personnes vues comme des contenants par les trafiquants dont la précarité les conduit à considérer ces voyages comme des moyens de subsistance, à défaut de mieux, au point que la pratique semble s’être banalisée, témoignage de la défaite des services publics face au phénomène des cartels.


Ces personnes se retrouvent bien souvent contraintes d’endosser ce rôle (pressions de la part des trafiquants, menaces, séquestrations …).


Le recours aux services de police n’est pas habituel, notamment dans les territoires éloignés de Cayenne, perdus au confins de ce territoire.


J’ai en souvenir un client qui a bénéficié de sa première carte vitale une fois arrivée en détention…


Pour à peine quelques milliers d’euros, des hommes et des femmes dans un état de dénuement extrême se scotchent des pains entiers de cocaïne sur le corps, parfois dans des double-fond de valise.


Mais pis, puisqu’il s’agit du meilleur moyen de traverser l’Atlantique sans risquer un contrôle de la part des douanes, comme dans un élan de désespoir, ces mules ingèrent plusieurs centaines de grammes de cocaïne sous forme d’ovules, parfois un total dépassant le kilo.


Le moindre ovule qui rompt entraine immédiatement la mort par overdose. Ce risque dépasse rarement les 7.000 euros pour environ 1 kilogramme de cocaïne ingéré.


Il est assez rare que la justice française ait à connaître des têtes de réseau. Les mules, souvent interpellées à l’aéroport d’Orly ou dans de miteux hôtels où elles expulsent la cocaïne, abondent dans les audiences de comparution immédiate.


Dans de rares cas des instructions sont ouvertes, mais les mules sont bien souvent les seules personnes poursuivies. Les trafics demeurent, les mules sont incarcérées et seront contraintes de rembourser les trafiquants des sommes perdues… Souvent au moyen de nouveaux voyages dans le cadre du trafic.


Il est marquant de voir des personnes, ressortissants français nés sur le sol français avoir besoin d’interprètes, ne parlant pas ou très mal le français.


Et pour cause, l’école, un des piliers de l'État, n’est pas souvent suivie jusqu’à 16 ans.


Ceci est particulièrement marqué pour les personnes vivant dans les zones périphériques de Cayenne dans des territoires proches des frontières qui semblent d’autant plus oubliés et abandonnés. Ces zones pourtant tampons où la cocaïne transitionne.



Mais ce traitement de la Guyane comme un territoire de seconde zone se traduit également par la manière dont la justice les poursuit, et notamment quant à la qualification retenue.


Il est malaisé dans ces dossiers de ne pas verser dans la plaidoirie de rupture, tant cette question demeure et plane dans les débats : quelle est la légitimité de l’État français à juger des ressortissants d’un territoire totalement délaissé par ce même État ?


Des personnes, n’ayant jamais bénéficié ou très peu de ce que l’État français peut offrir en termes d’infrastructure et services publics, ne s’assimilant que très peu à la culture française, doivent pourtant répondre devant les Tribunaux de ce même État. Pour des faits ayant comme motifs la précarité que la France n’a su atténuer.


Les mules sont généralement poursuivies pour transport, détention, offre ou cession, acquisition de stupéfiants.


Néanmoins, plus étonnant, ces mules sont également poursuivies pour importation de stupéfiant.


Cela fait d’avantage débat et peut laisser l’impression que la Guyane est bien considérée comme un territoire de seconde zone, presque étranger.


En effet, en vertu du principe d’interprétation stricte de la loi pénale, peut être poursuivie pour importation toute personne qui fait rentrer sur le territoire français des stupéfiants.


Selon l’article 222-36 du Code pénal et la jurisprudence rendue sur son fondement, l’infraction d’importation de stupéfiant suppose un franchissement de frontière puisque l’objectif poursuivi est le fait de réprimer l’importation sur le territoire national du produit stupéfiant dans un impératif de protection de la santé publique.


Ce franchissement est un élément constitutif de l’infraction d’importation de stupéfiant.


Ce choix de qualification pour la poursuite et la condamnation a donc de quoi étonner et surprendre.


Il apparaît donc qu’au sens du Parquet et des juridictions françaises, une mule fait entrer sur le territoire de la République des stupéfiants.


Si cette jurisprudence devait être appliquée sur le territoire métropolitain, partir avec de la cocaïne en Bretagne pour rejoindre la Normandie reviendrait à condamner les auteurs pour importation de cocaïne. Cela n’a pas de sens.


Il y a un franchissement d’un océan, le franchissement de deux visions radicalement différentes de la France et d’expérience de vie, mais pas le franchissement de frontière.


Cela peut apparaître du détail mais est en réalité lourd de sens.


Il s’agit donc, outre un motif de relaxe, de la traduction d’une réalité sociale.


Dans ces dossiers, l’organisation des réseaux est extrêmement structurée puisque la cocaïne franchit de nombreux pays. Les personnes qui importent la cocaïne en France, en l’espèce sur le territoire guyanais, ne sont pas les mêmes personnes qui lui font traverser l’Atlantique, bien souvent in corpore.


La proximité immédiate avec le produit stupéfiant est la preuve d’un rôle hiérarchique très bas.


Ainsi, les seules personnes qui peuvent être poursuivies pour importation de produit stupéfiant sont ceux qui ont importés depuis le Brésil, le Suriname, la Guyana, cette substance en Guyane et de facto sur le territoire français.


Les mules en revanche n’ont pas importé mais transporté la cocaïne sur le territoire français.


Elles ne sont même pas complices de cette importation puisque leur rôle intervient après l’importation de la cocaïne.


La condamnation de ce chef n’est ni conforme à la réalité matérielle de ces dossiers et de l’organisation des trafics.


Plus encore, cela va à l’encontre du principe d’interprétation stricte de la loi pénale.


Mais d’avantage, cela vient traiter les ressortissants guyanais comme des personnes étrangères à la République, cela venant, malheureusement, conforter une certaine forme de réalité de terrain.


Ainsi, le choix de la qualification d’importation de stupéfiant dans le cadre de la poursuite des mules dans le cadre de trafics de cocaïne, organisés par des réseaux extrêmement structurés, apparaît inopportune et regrettable.


En plus de ne pas traduire la réalité des dossiers et pouvant entacher la compréhension de ces derniers, mais également le phénomène économique et social derrière ces trafics, ce choix de chef de poursuite vient entériner un traitement qu’il convient de dénoncer. La Guyane est un territoire de la République comme les autres.


Il doit, avec ses ressortissants, être considéré de la sorte par les autorités françaises.


Cette qualification n’a donc pas de sens dans ces dossiers. Comme elle ne fait pas plus sens en considération du principe d’interprétation stricte de la loi pénale.

 

[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/6542093

[2] https://www.insee.fr/fr/statistiques/6468775

[3] https://www.senat.fr/rap/r19-707/r19-707.html

[4] https://www.publicsenat.fr/actualites/non-classe/cocaine-un-rapport-du-senat-pointe-l-importance-du-trafic-en-provenance-de-guyane

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