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Gwenola Ricordeau : "Le devoir d’imagination est au cœur des réflexions abolitionnistes"
Interview. Gwenola Ricordeau est Professeure assistante en justice criminelle à l'Université de California State University, à Chico. Gwenola Ricordeau est féministe et milite pour l'abolition du système pénal. Originaire de France où elle a fait ses études et a débuté sa carrière académique, elle habite depuis 2017 en Californie du Nord et elle est professeure assistante en justice criminelle de la California State University, Chico.
Suite au succès de son ouvrage Pour elles toutes. Femmes contre la prison, elle vient de publier Crimes & peines. Penser l’abolitionnisme pénal (Traductions par Pauline Picot et Lydia Amarouche, éd. Grevis, 2021, 197 p.).
Comment expliquez-vous que le mouvement de l’abolitionnisme pénal soit si méconnu en France ?
Je ne pense pas que l’abolitionnisme pénal soit particulièrement méconnu en France : à ma connaissance, le seul pays où, ces dernières années, l’abolitionnisme est sorti des marges politiques est les États-Unis. En fait, les réflexions et mouvements abolitionnistes existent en France depuis le milieu des années 1970, même s’ils ont pour l’essentiel porté sur la prison. On peut évoquer, par exemple, les luttes menées par le Groupe Information Prisons, puis le Comité d’Action des Prisonniers et toute une généalogie d’organisations anticarcérales jusqu’à L’Envolée et au Genepi aujourd’hui.
Par contre, du point de vue de la circulation des idées, il y a eu jusqu’à présent assez peu d’échos en France de tout un champ de réflexions autour du système pénal et de son abolition qui s’est développé depuis les années 2000 notamment en Amérique du Nord – la seule exception notable étant la traduction en français des livre d’Angela Davis, comme La prison est-elle obsolète ? ou Les goulags de la démocratie. Mais, depuis l’an passé, de nombreux textes sur l’abolition de la police sont parus en français, ainsi que des entretiens avec des pionniers en la matière - Kristian Williams (auteur d’Our Enemies in Blue) et Alex Vitale (auteur de The End of Policing) – et deux livres sont à paraitre sur le sujet : Défaire la police (éditions Divergences) et Abolir la police. Échos des États-Unis (éditions Niet).
Mais si on évoque plus strictement l’abolitionnisme pénal, et pas seulement les mobilisations pour l’abolition de la prison ou de la police, on peut dire qu’il est retombé dans l’oubli alors qu’au tournant des années 1970-1980, il était l’objet de discussions parmi certains juristes, chercheurs et militants. Il est vrai que ce mouvement s’est heurté à un durcissement des politiques pénales, au populisme pénal et au développement, en France comme ailleurs, de l’« industrie de la punition », pour reprendre l’expression de Nils Christie. Aux États-Unis, l’ampleur de la catastrophe sociale qu’est l’incarcération de masse a sans doute permis, plus tôt qu’en France, de faire émerger un mouvement social large portant une critique radicale du système pénal.
Les revendications abolitionnistes aux États-Unis ont été redynamisées par le mouvement Black Lives Matter. Comment le mouvement a-t-il évolué ces vingt dernières années ?
Black Lives Matter et les mobilisations qui ont suivi le meurtre de George Floyd ont donné une visibilité sans précédent aux idées et mobilisations abolitionnistes. Mais leur dynamisme s’observe depuis les années 2000, marquées notamment par la création de Critical Resistance, le plus grand mouvement abolitionniste étatsunien cofondé notamment par Angela Davis.
Le renouvellement des idées abolitionnistes a été très marqué par les réflexions sur les formes de continuités qui existent entre l’esclavage et l’incarcération, comme l’illustre par exemple le livre de Michelle Alexander, La couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, (Syllepse, 2017). On peut aussi dire que certains courants du féminisme, comme l’organisation Survive and Punished, ont permis de remettre en question les approches punitives des violences faites aux femmes et la mise en place de politiques pénales censées « protéger » les femmes.
Selon votre conception, l’abolitionnisme pénal va au-delà de la suppression de la prison, il s’agit de réformer l’ensemble du système pénal (police, tribunaux, prison). Est-ce qu'une telle conception ne relève pas de l'utopie ? Concrètement, quelles mesures abolitionnistes peuvent, selon vous, s’intégrer à la politique pénale actuelle largement dictée par une inflation punitive ?
Les abolitionnistes le disent souvent : l’utopie (si on entend le mot dans son sens commun) est plutôt du côté du système pénal ! N’est-ce pas foncièrement utopique que de croire encore en la réforme du système pénal alors que son échec n’est plus à démontrer, que les peines remplissent mal leurs supposées fonctions et qu’elles s’accompagnent même d’effets pervers ?
Les abolitionnistes ont apporté des réponses diverses à votre question. Pour certains courants abolitionnistes, il est illusoire de formuler des propositions de réformes, parce qu’ils estiment soit que l’institution n’est pas réformable, soit que l’ambition réformiste participe de sa légitimation – et sape donc le projet abolitionniste lui-même. C’est ma vision, par exemple, en matière de réforme de la police.
D’autres courants abolitionnistes défendent néanmoins une « stratégie gradualiste » (attrition model), dans laquelle on peut imaginer des « réformes non-réformistes ». Celle-ci consiste à stopper l’inflation pénale, par exemple en s’opposant à la création de nouvelles infractions pénales (féminicide, écocide, etc.), en gelant la construction de nouvelles prisons, le recrutement de nouveaux policiers, etc. Il s’agit ensuite de mettre fin à la criminalisation de certains faits et d’arrêter le recours aux peines d’incarcération pour certaines catégories d’infractions et, enfin, de procéder à la décarcéralisation (la libération d’un maximum de personnes détenues). Les maitres-mots de cette stratégie sont donc « décriminalisation », « dépénalisation » et « déjudiciarisation ».
Cette stratégie est largement reprise par les mobilisations actuelles aux États-Unis pour l’abolition de la police qui appellent à son « définancement » (réduction de son budget) et parfois aussi au transfert de certaines de ses activités au secteur socio-éducatif (intervention auprès de personnes vulnérables, ayant des problèmes de santé mentale, etc.).
Quelle alternative proposez-vous au rôle de la prison qui permet notamment d’assurer la protection et la sécurité de la société et en particulier de certaines victimes (notamment les femmes) ?
Cette question était au cœur de mon précédent livre, Pour elles toutes. Femmes contre la prison (Lux, 2019). On peut y répondre d’abord en soulignant que la prison, et plus largement le système pénal, protège très mal les victimes – et si on regarde le cas particulier des violences faites aux femmes, il est évident que les femmes n’ont pas grand-chose à en attendre. Certes la prison « neutralise » certaines personnes, mais cela a peu à voir avec une réelle protection et sécurité. D’ailleurs, le « sentiment d’insécurité » des victimes ne se résout souvent pas avec l’incarcération d’une personne, qui est une façon assez simpliste de résoudre l’impact que peut avoir une victimation sur un individu. De plus, il ne faudrait pas réduire les besoins des victimes à leurs seules protection et sécurité : comme l’explique Ruth Morris dans l’article « Deux types de victimes : Répondre à leurs besoins » qui figure dans Crimes et peines. Penser l’abolitionnisme pénal, les besoins des victimes sont bien plus complexes, et incluent aussi la réparation, la reconnaissance, le sens donné au préjudice subi…
La perspective abolitionniste prend évidemment au sérieux le besoin de protection et de sécurité et souligne toutes les limites des approches punitives. Si on évoque plus particulièrement les violences faites aux femmes et qu’on pose la question de leur sécurité, il y a, à mon sens, à réfléchir à la condition matérielle des femmes et aux ressources qu’elles ont dans notre société d’une part, et aux manières d’en finir avec ce qu’on désigne par l’expression « culture du viol ». En clair, je pense que la justice sociale apporte davantage de protection et de sécurité que des dispositifs de criminalisation – qui ne visent essentiellement que certains types d’auteurs (pauvres ou issus de l’immigration ou de l’histoire coloniale en particulier).

Quel regard portez-vous sur les prisons ouvertes ?
Les « prisons ouvertes » sont régulièrement discutées comme une possibilité d’améliorer le système carcéral français, qui compte seulement deux prisons de ce type, Casabianda et Mauzac. Les exemples mobilises sont souvent danois ou norvégiens, même si on trouve des prisons ouvertes dans beaucoup d’autres pays, où il est parfois difficile de les distinguer des « fermes pénales » ou des « colonies pénitentiaires », c’est-à-dire des lieux de mise au travail obligatoire des personnes condamnées.
Je n’ai pas travaillé sur ce type de prison et j’ai une connaissance limitée du champ de recherche à leur sujet. Néanmoins, il me semble que l’expression « prison ouverte » est fallacieuse : ces établissements sont certes dépourvus de ce qui est aujourd’hui associé, dans les représentations communes, aux prisons (murs d’enceinte, miradors, etc.), mais elles sont bien des lieux d’enfermement. Dans la mise en avant des prisons ouvertes, revient souvent l’argument que les évasions y sont inexistantes – manière de dire que les prisonniers s’y plaisent ? Or il peut exister des dispositifs de soumission bien plus efficaces que des murs d’enceinte et des miradors. D’ailleurs, elles existent dans des systèmes qui comptent aussi des prisons ou des unités fermées, et donc avec la menace, pour les personnes enfermées dans les « prisons ouvertes », de ne pas y rester.
En fait, en tant qu’abolitionniste, je sais que l’histoire de la prison est une longue suite de reformes vers des conditions de détention prétendument plus humaines. Il ne s’agit pas de nier les bénéfices que peuvent en retirer les personnes détenues, mais on peut craindre que la promotion des prisons ouvertes ne s’inscrive dans un mouvement bien plus large de développement de nouvelles technologies et de nouveaux dispositifs (probation, justice restaurative, etc.) qui seront socialement plus acceptables que l’enfermement tel que nous le connaissons aujourd’hui. Michel Foucault évoquait très bien comme le mouvement général de réforme de la pénalité ne consistait pas à punir moins, mais a « punir mieux »…
Comment compenser la "dépendance au pénal", telle que définie par Ruth Morris, pour une victime (directe ou collatérale) qui considère le procès comme la première étape de la réparation de son préjudice ?
Dans l’article « Deux types de victimes : Répondre à leurs besoins » Ruth Morris décrit les besoins des victimes et son analyse permet de répondre en votre question en distinguant finement ce que permet ou pas le procès pénal. La réparation est un processus complexe, qui s’appuie sur la reconnaissance d’un préjudice subi. Mais toutes les victimes ne voient pas leur préjudice être reconnu au cours d’un procès : il y a des cas où l’auteur n’est pas retrouvé, ou alors il est décédé, ou il est reconnu irresponsable… Bref, avec le système pénal, seules certaines victimes peuvent voir leur préjudice être reconnu.
Par ailleurs, si la reconnaissance du préjudice subi peut permettre la réparation, celle-ci est un processus qui n’est pas pensé par le système pénal – même si l’arrivée de la justice restaurative fera sans doute évoluer les choses en la matière (pour certaines victimes). L’un des grands torts du système pénal est de faire croire aux victimes que leur guérison ou leur deuil commencera avec le prononce d’une condamnation : non seulement c’est faire prendre un risque important aux victimes (puisque la condamnation n’a rien d’automatique et c’est heureux ainsi) qui expérimentent parfois des formes de victimation secondaire au cours de la procédure pénale, mais c’est aussi une perte de temps pour elles. De plus, les victimes ont besoin de reprendre le contrôle sur leur vie et la procédure pénale fait l’inverse : elle les fait dépendre du temps judiciaire et, pour reprendre les réflexions de Nils Christie dans l’article « A qui appartiennent les conflits ? », le système pénal les « dépossède » de leur conflit.
Il me semble important de redonner aux victimes du pouvoir sur leur vie et surtout de leur faire entendre qu’elles peuvent trouver ailleurs qu’auprès du système pénal une reconnaissance du préjudice qu’elles ont subi. Leur faire aussi entendre qu’un procès leur apportera peut-être une forme de reconnaissance à ce qu’elles ont subi, mais qu’il ne répondra souvent pas à toutes leurs questions. Les victimes reçoivent beaucoup d’injonctions : il faut arrêter d’enjoindre les victimes de porter plainte et de se battre auprès de la justice pour être reconnue, etc. Il y a de multiples manières de faire son deuil et de guérir. C’est un processus personnel, qui se construit souvent avec d’autres, mais il n’est possible qu’en permettant aux victimes leur véritable autonomie.
Louk Hulsman propose de remplacer le terme "crime" par celui de "situation-problème", n’est-ce pas un moyen de déresponsabiliser l’auteur des faits ?
Il faut sans doute commencer par expliquer pourquoi Louk Hulsman fait cette proposition. En effet, il rappelle que le crime est une construction sociale et qu’il n’a donc pas de « réalité ontologique ». Or le terme de « crime » est associé à un ensemble de représentations, à commencer par l’idée qu’il résulterait d’une action ou d’une pathologie individuelle. Il existe donc un préjugé puissant qui lie le crime à l’idée de la responsabilité individuelle. Par ailleurs, Louk Hulsman a souvent souligné que la justice criminelle repose sur la cosmologie de la théologie scolastique médiévale, ce qui se traduit notamment par une dichotomie innocent-coupable.
Dénoncer la manière avec laquelle le système pénal traite des infractions en se focalisant sur la recherche et la condamnation d’un auteur n’équivaut pas à denier aux individus la responsabilité des préjudices qu’ils peuvent commettre. On peut même dire que le système pénal ne permet pas vraiment aux individus de « prendre leurs responsabilités » : être reconnu coupable d’un fait et être puni pour cela, ce n’est pas ce qu’on peut appeler une forme de responsabilité. Les abolitionnistes réfléchissent à des manières réelles de permettre justement aux individus auteurs de préjudices de « prendre leurs responsabilités », par l’engagement dans des processus de réparation et de transformation individuelle et collective par exemple.
Connaissez-vous des systèmes qui ont expérimenté l’abolitionnisme pénal ? Si oui, était-ce un succès ?
À l’échelle de l’histoire de l’humanité, les sociétés ont surtout vécu sans système pénal et ont procédé à de multiples manières pour résoudre leurs conflits et répondre aux besoins des victimes. Par ailleurs, comme le rappellent Jacqueline Bernat de Celis et Louk Hulsman dans Peines perdues. Le système pénal en question (Le Centurion, 1982), dans nos sociétés contemporaines, « la plupart des conflits interpersonnels sont dénoués en dehors du système pénal, grâce à des accords, à des médiations, à des décisions privées entre les intéressés ».
Ces manières de faire sans ou en dehors du système pénal sont souvent critiquables par certains aspects (elles n’excluent pas toujours le recours à la punition, par exemple), mais il est important de souligner que le système pénal n’est pas un horizon indépassable. Mais l’abolitionnisme pénal n’a pas des solutions toutes faites et si certaines cultures peuvent inspirer de nouvelles pratiques, il nous reste à imaginer des manières de prévenir plus efficacement la survenue de préjudices et répondre mieux aux besoins des victimes. Le devoir d’imagination est au cœur des réflexions abolitionnistes, car comme l’écrivait Thomas Mathiesen, un des théoriciens de l’abolitionnisme pénal, dans The Politics of Abolition (1974), il n’y a d’abolitionnisme qu’« inachevé ».