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Geoffroy de Lagasnerie : « Le thème de la légitimité obsède la réflexion sur l’appareil répressif »

Geoffroy de Lagasnerie est philosophe et sociologue. En 2016, il a publié Juger. L'Etat pénal face à la sociologie, essai aventureux et non moins rigoureux qui remet radicalement en question le système pénal tel qu'on le conçoit classiquement. Il y discute les notions d'infraction, de réparation, de punition et de responsabilité individuelle et, prolongeant les travaux de Pierre Bourdieu, Michel Foucault et Paul Fauconnet, y analyse les mécanismes de la violence, de la domination et de la légitimité à travers le prisme de la justice pénale. Il avait signé en 2016 dans Libération une tribune cinglante dénonçant l'échec de la politique du gouvernement Valls en matière de terrorisme. Auteur de plusieurs ouvrages, dont La dernière leçon de Michel Foucault, L'Art de la révolte et La conscience politique, parus chez Fayard, il enseigne à l'Ecole Nationale Supérieure d'Arts de Paris-Cergy. Les Inrocks le classaient en 2015, à trente ans, parmi « Les 100 qui réinventent la culture ».

 

Qu'est-ce que « l'État pénal » que vous dénoncez ?

L’État pénal renvoie à la façon dont nos sociétés organisent la réponse aux illégalismes à travers la répression.

Dans Juger. L'Etat pénal face à la sociologie, vous écrivez que : « juger, c'est infliger une violence ». En quoi l'exercice de la justice pénale constitue-t-il une violence ?

Juger, cela suppose d’arrêter, de contraindre à comparaître, de soumettre à un langage, de s’emparer d’une histoire et de décider, selon ses propres critères, des responsabilités, et, quasi systématiquement de punir par de la privation de liberté ou des amendes. Quand un corps est séquestré ou un individu contraint de payer à une autorité, c’est un acte violent par essence. Autrement dit, la justice ne substitue pas un mode de gestion apaisée des conflits à la violence ; elle substitue la violence d’État à la violence privée. Toutes les phrases qu’ils disent « je suis contre la violence, je suis pour le respect des règles de droit » n’ont aucun sens parce que le respect des règles de droit active des mécanismes violents.

Cette violence n'est-elle pas politiquement, philosophiquement et socialement légitime ? N'est-elle pas surtout nécessaire ? Inversement, l’État est-il plus légitime qu’un autre pour résoudre un conflit ou réprimer un comportement ?

Le thème de la légitimité obsède la réflexion sur l’État et sur l’appareil répressif d’État. Mais comme je le dis dans La conscience politique, la catégorie de légitimité et, a fortiori, de violence légitime n’est absolument pas pertinente pour penser l’État et les opérations de l’appareil répressif d’État. Mon argument serait que la catégorie de violence légitime est autodestructrice. Quand il y a légitimité, les individus reconnaissent les lois et adhèrent aux normes de l’État de droit et donc leurs comportements sont conformes : il n’y a pas de violence. Quand il y a violence, quand la question de la violence se pose, c’est qu’un individu a produit un comportement qui se situe en écart par rapport à ce qui est posé comme loi. Mais donc de son point de vue à lui, il n’y a pas de légitimité à l’exercice de la contrainte. La loi lui est imposée de l’extérieur, malgré lui, par d'autres avec lesquels il cohabite. La catégorie de légitimité est le lieu de la mauvaise fois par excellence. Et dès que je vois un sociologue, un philosophe, un juge parler de reconnaissance, de légitimité, de contrat social, d’adhésion aux lois, je sais que c’est un menteur ou quelqu’un qui n’a pas travaillé. C’est de la mystification. Ça n’aborde pas les problèmes réels. La légitimité est l’instrument conceptuel qu’utilisent les juges, les policiers, les philosophes politiques, les responsables pour psychologiquement échapper à leur brutalisme et au fait que quand ils agissent politiquement, ils instaurent des situations d’antagonisme pures sans reconnaissance de la part de celui qui subit la violence. La légitimité n’est pas une catégorie pertinente de l’analyse de l’État pénal et de la politique en général.

On comprend de vos travaux que l’État chercherait, par le truchement de la justice pénale, à démontrer sa propre puissance, à rappeler à ses sujets leur condition d’assujettis. Le procès pénal constitue-t-il en lui-même un abus ?

Nombreux sont ceux qui ont souligné qu’il y a un caractère structuralement abusif de l’État pénal puisque des membres de l'État occupent à la fois la position de partie, à travers la figure du procureur ou de l’avocat général, et de juge. L'État est juge et partie. Mais surtout, le procès pénal est, dans sa structure même, un mécanisme de dépossession et de rappel à l’ordre étatique.


D’abord, parce que il s’agit d'imposer, pour la victime comme pour celui qui est accusé, un vocabulaire, une procédure, un mode de règlement des conflits qui n’est pas choisi, mais est imposé à tout le monde. L’État prend la place des gens. Il nous vole nos conflits, comme le disait Nils Christie. La scène de la répression suppose que l’État prend la place de la victime à travers la figure du procureur et dit : « c’est moi la victime, c’est moi qui ai souffert, c’est à moi que le coupable doit quelque chose ». On dit souvent que l'État pénal protège les victimes, mais en fait il se fonde d’abord sur l’oubli et la relégation de celles-ci au second plan.


Ensuite, l’État pénal est violent car il se fonde sur une mutilation du réel, sur une narration individualisante des responsabilités contraire à une réflexion socio-politique sur les déterminismes sociaux. Il arrive que l'on ne puisse pas s’empêcher de se moquer des rituels des sociétés premières, mais au fond qu’est-ce qu’un système pénal si ce n’est un ordre purement magique, fondé sur des narrations mythologiques, avec pour fonction de transformer, sans que l’on comprenne très bien pourquoi, de la douleur en temps ? Un braquage c’est tant d’années, une agression sexuelle c’est tant d’années... Mais ça, c’est de la mythologie, pas une gestion rationnelle des souffrances.


Le système pénal bénéficie-t-il d’une immunité absolue ? Si oui, sommes-nous fatalistes ?

Oui, je suis frappé par le fait qu’une bonne partie de la gauche peut réfléchir à une société qui s’affranchirait du capitalisme, des nations, mais l’idée de ne pas juger, de ne pas punir de ne pas avoir un appareil répressif d’État est très peu abordée. Il faut souligner qu’il y a des pulsions répressives très fortes dans la gauche : le plaisir de voir des gens aller en prison, comme si cela allait changer quoi que ce soit, ce qui s'exprime notamment lorsque cela tombe sur un dominant, est quelque chose que j’ai toujours trouvé très laid. C’est une adhésion à l'idée de jugement et de punition qui est très profonde - on l'a vu pour les Balkany ou Cahuzac, on le voit quand des policiers sont condamnés. Me too aussi a été en un sens un exemple de cette humeur. Et puis, il y a au fond cette idée implicitement partagée par tout le monde qu’il faut que la société « tienne », qu'il faut que la société soit ordonnée par quelque chose, que la société serait chaotique si quelque chose ne la tenait pas. Je crois que c’est un schème complètement faux. Il n'y a pas d'ordre social ni de cohésion de la société. La société est par principe désordonnée, il est impossible de l’ordonner et il n'y a pas d’angoisse à avoir quant à la disparition d’un tel système de contrôle. Cela étant dit, je comprends aussi très bien l’importance de certaines formes de contraintes, par exemple le droit du travail.


© Geoffroy de Lagasnerie

Comprenez-vous les mesures d’exception que l’on a instituées contre le terrorisme, réforme après réforme, comme les moyens d’une guerre du bien contre le mal au nom d’un intérêt supérieur que l’on pourrait nommer la « raison d'État » ? Jusqu’où aller ?

En fait, que ce soit pour le terrorisme ou le moindre petit délit, je pense qu’il faut toujours souligner la même chose. L'État pénal est un dispositif symbolique qui nous met en position de réfléchir aux faits qui arrivent dans le monde sur le mode de la réaction et de la répression. Nous considérons que des phénomènes arrivent et nous voulons lutter contre eux par des instruments répressifs. Or, à ce schéma individualisant et réactif s’oppose la vision sociologique qui pense en terme de transformation des structures sociales qui produisent les individus qui produisent des actes violents. Que ce soit sur le terrorisme, la délinquance, les pratiques policières, l'évasion fiscale, il ne faut pas se poser la question de savoir comment réprimer, mais celle de savoir comment transformer les structures socio-politiques pour que le traumatisme ne se produise pas. Je prends un exemple très simple : on sait qu’une grande partie de ceux qui deviennent terroristes se radicalisent en prison. Alors il est évident qu'on lutte beaucoup plus contre le terrorisme en luttant contre la prison qu'en prenant des mesures répressives d’exception. Rompre avec l’État pénal, c’est rompre avec nous-mêmes et nos pulsions répressives pour réfléchir en terme de causes sociales de production des subjectivités et des groupes.

Vous réfutez la conception du procès comme une scène au format et aux rites inspirés du théâtre et de la religion. Pourquoi ?


Parce que c’est un pur mythe, qui montre d'ailleurs à quel point les gens peuvent s'auto-mystifier. Il suffit d’assister à un procès pour ne voir rien de magique ni de religieux ni d'émouvant ni d’intense ni de grand. Cela se résume à une petite procédure bureaucratique, ennuyeuse, routinière, sans intérêt et même assez pathétique.

La résolution du conflit pénal ne pourrait-elle pas être appréhendée autrement qu’au prisme de la responsabilité de l’individu ? C’est la thèse de la troisième partie de votre ouvrage, où vous vous appuyez sur l’une des thèses développées par Paul Fauconnet sur les forces collectives à l'influence dans le passage à l’acte.


Ma thèse est que la l’individualisation de la responsabilité qui est au principe de notre droit pénal est un dispositif qui n’est pas du tout évident et qui est artificiellement construit, comme le montre Fauconnet dans son grand livre. Il y a des faits de responsabilité très variables selon les sociétés et même à l'intérieur d'une même société. Fauconnet a cette idée très belle : ce n’est pas parce que quelqu’un est individuellement la cause d’un acte qu’on le tient pour responsable, mais que c’est parce qu’on le tient pour responsable que l’on construit des narrations qui permettent de le positionner comme cause de l’action. Donc la question que je pose est celle-ci : si nous construisions autrement notre rapport au monde, quels autres faits de responsabilité pourrions-nous produire ? Comment orienterons-nous notre regard si nous pensions sociologiquement ? Que voudrait dire alors « rendre justice » ?

Comment fait le système pénal pour individualiser le jugement tout en niant, de votre point de vue, l’individu ?

L'une des bases de la réflexion sur les institutions est de savoir que celles-ci ont toujours une fonction objective différente de leurs fonctions affichées. Je ne crois pas qu’un procès ait pour fonction d’établir les responsabilités et de punir : tout le monde sait que 99 % des gens qui sont jugés sont coupables. C'est pour cela que lorsque les avocats disent qu'ils voudraient un système plus respectueux des droits de la défense, à la fois je comprends, et en même temps je me demande s'ils ne restent pas prisonniers d'un paradigme dangereux : car le problème majeur n'est pas celui des innocents injustement condamnées, mais des coupables injustement condamnés. A quoi sert tout le temps passé aux assises à disséquer un acte et une culpabilité évidente ? Eh bien mon idée, c’est que ça sert justement à produire de la matière pénale, à individualiser les responsabilités, mais aussi, c’est l’autre aspect à ne pas oublier, à transformer un fait inter-individuel, comme l'est tout crime ou délit en crime contre la société, pour justifier l’action répressive de l’État. L’individualisation de la responsabilité passe par beaucoup d’étapes, l'interrogatoire de personnalité, la déposition des psychiatres et des psychologues qui est toujours un moment particulièrement pathétique et la scène elle-même où un individu isolé est dans un box pour répondre d'un fait. Cette scène vise à dire : regarder-le, c’est lui, il faut le punir, ce qui permet à la société de ne pas se poser la question de sa responsabilité dans ce qui est arrivé. Un procès c’est un système de dépolitisation du monde social.

Faut-il supprimer la justice ? L’idée de justice, bien sûr que non. Mais la pénalité, je pense que oui. Les illégalismes peuvent être gérés en nous émancipant de la logique de la pénalisation et de la répression. Je pense que l'un des personnage qu’il faut attaquer, c’est le procureur. Je pense que l'une des idées à laquelle il faut s'opposer, c’est l’idée de procureur et de ministère public. Les procureurs sont des personnages qu'animent des pulsions de violence, de cruauté et de répression qui n'ont rien à envier à certains chefs de gangs. Mais ils ont la bonne conscience de le faire « au nom de la loi » (comme s'ils obéissaient à des impératifs impersonnels alors qu'ils le font au nom d'une interprétation personnelle de la loi contre d'autres visions possibles que leur opposent souvent les avocats), comme si cela changeait quelque chose. Ils savent manier le mensonge comme on le voit dans les procédures où des policiers sont mis en cause. Pour moi, ce sont des personnages contraires à une vie juridique simple et apaisée. Je ne dis pas ça du tout pour épargner les juges, mais je pense que les procureurs exercent une forme de sur-moi dans l’appareil judiciaire qui terrorise un peu tout le monde et que s’ils disparaissaient, les pratiques de jugement serait probablement très différentes. Le modèle de l’arbitrage me paraît beaucoup plus intéressant que le modèle de l’État pénal. Après, pour finir sur une note spéculative, l’une des choses que nous devons interroger aussi est l'idée même de réaction : pourquoi faut-il que, quand il y a un traumatisme, il y ait une réaction ? Est-ce que c’est évident ? Est-ce que nous ne pouvons pas plus souvent apprendre à laisser l’histoire derrière nous ? Je dis ça spéculativement, mais nous pourrions y réfléchir sur tellement de choses...

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