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François Saint-Pierre : « Nous assistons à l'âge d'or des droits de la défense »

François Saint-Pierre est un optimiste. Il confie vouloir rompre avec le ronronnement du discours ambiant, qu'il juge décliniste. Et donner envie de pratiquer son métier. Rompu à la procédure pénale, codirecteur de l'Institut de Défense Pénale (IDP) qui forme les jeunes pousses du barreau à la pratique pénale, il a publié plusieurs ouvrages, dont le Guide de la défense pénale, si utile aux praticiens dans leur exercice quotidien. Il assiste Le Monde et l'Union syndicale des magistrats (USM). Il a défendu Maurice Agnelet dans l'affaire Le Roux, Air France dans le crash du Rio-Paris et les policiers molestés par Jean-Luc Mélenchon. En 2019, il figure à la 13ème place du classement GQ des avocats les plus puissants de France.

 

Pourquoi la société se pénalise-t-elle depuis vingt ans ? L'époque est-elle au rétrécissement des libertés individuelles ?


Permettez-moi de vous dire que ne suis pas d’accord avec les termes de votre question : la société n’était pas moins répressive autrefois, nous bénéficions aujourd’hui de davantage de libertés, et ces libertés sont mieux garanties. Je vais prendre plusieurs exemples. La liberté d'expression, d'abord, a été considérablement renforcée sous l'influence de la CEDH. Autrefois, un propos négatif, contraire à l'honneur, vous exposait à une condamnation pour diffamation. Désormais, chacun peut exprimer et diffuser toutes les opinions qu'il veut pour autant que cela reste dans le registre du raisonnable ou que l'information soit utile à l'intérêt général. Récemment, le 26 février 2020, la chambre criminelle a relaxé une militante Femen pour exhibition sexuelle en considérant, appliquant le contrôle de proportionnalité prôné par la CEDH, que le geste de cette personne s'était s'inscrit dans une démarche d'expression d'un message politique. C'est l'inverse d'une moralisation du droit pénal et l'illustration d'une libération des modes d'expression politiques, sociaux et citoyens.


Ensuite, les "minorités" ont aujourd'hui plus de libertés et sont mieux protégées par la justice. Que penser du développement de délits de harcèlement ou de discrimination qui laissent à première vue l'impression d'un durcissement de la répression ? N'ont-ils pas aussi permis de libérer les salariés victimes autrefois de comportements déplacés de leurs employeurs ? Prenons aussi l'exemple de la décision du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018 qui a reconnu, au visa du principe de fraternité, qu'un citoyen pouvait venir en aide à une personne en situation irrégulière sur le territoire sans avoir à lui demander au préalable ses papiers.


Enfin, la procédure pénale est globalement plus élaborée qu’autrefois. La notion même de procès équitable l’a hissée à un niveau qu’elle n’avait jamais atteint antérieurement.


Je m'inscris donc en faux avec le discours ambiant consistant à dire que nous aurions de moins en moins de libertés et que l'État de droit se déliterait, ce que je trouve fort pessimiste. C’est la thèse de mon confrère François Sureau, brillant intellectuel avec lequel je suis en désaccord, ou d’Éric Dupond-Moretti, dans un autre registre, qui regrette de ne plus pouvoir fumer dans les cafés. Notre société moderne connait au contraire une expansion des libertés et les protège plus efficacement. Et cela grâce non pas aux politiques, mais à la CEDH, au Conseil constitutionnel, à la Cour de cassation et au Conseil d’État, qui ont formidablement dynamisé notre droit ces dernières années. L'impulsion des évolutions sociales est de plus en plus juridique. C’est d’ailleurs le thème de mon dernier livre, Le droit contre les démons de la politique, paru récemment aux éditions Odile Jacob.


L'époque est-elle au rétrécissement des droits de la défense ?


Je suis une fois de plus en désaccord avec l'idée selon laquelle l'époque serait au rétrécissement des droits de la défense. C'est tout le contraire. On a assisté à un développement extraordinaire des droits de la défense depuis les années 1990. Mettons les choses en perspective, ce qui est plus facile pour moi qui ai commencé à travailler avant cette époque, avant même le fax ! Avant 1993, le Code de procédure pénale ne garantissait aucun droit à la défense, si ce n'est celui de plaider à l'audience. C'est aussi pour cela que l’on a mythifié l'image de l'avocat orateur. L'écrit n'avait alors aucune place dans le procès pénal.


En 1993, puis en 2000, la donne a changé, notamment durant l’instruction. Les réformes de ces dernières années ont accéléré ce changement d'époque. Je crois qu’en réalité nous assistons à l'âge d'or des droits de la défense. La création de la QPC en 2008 en est le meilleur exemple : elle a constitué une avancée considérable. C'est un outil extraordinaire dans les mains des avocats.


Des sujets de préoccupation demeurent bien sûr. Le parquet est de plus en plus armé. Il conduit de plus en plus d'enquêtes préliminaires dans lesquelles les avocats n'ont guère de droits. Ce n'est évidemment pas satisfaisant. La modification en 2016 de l'article 77-2 du Code de procédure pénale afin de permettre à l'avocat une consultation du dossier à la fin de l'enquête préliminaire est une bonne chose, mais le déséquilibre entre le parquet et la défense est encore trop important. Et d’autant plus dans certains domaines, tels que le grand banditisme ou plus encore le terrorisme, où les procédures se sont musclées. On voit que le droit se morcelle selon les domaines. C’est sans doute une tendance irréversible, qui justifie plus encore notre demande de développement des droits de la défense.


Vous avez publié en 2013 Au nom du peuple français – Jury populaire ou juges professionnels ? aux éditions Odile Jacob. Avec la création des cours criminelles départementales, les cours d'assises ont-elles un avenir ? Est-il pertinent de faire participer les citoyens au jugement des crimes ?


Le mieux serait de poser la question directement aux Français de savoir s’ils tiennent encore à remplir cette fonction de jurés ou s'ils préféreraient qu'on la confie exclusivement à des magistrats professionnels. Juger est un métier, comme l’on dit. La cour d'assises est la seule instance dans notre République où l'on demande à des citoyens de concourir directement au travail judiciaire. A l'heure actuelle, il n'y a pas d'unanimité. Je ne sais pas ce que donnerait un référendum sur ce sujet ! Voyez ce qui s’est passé en Suisse en 2011 : le canton de Genève a voté à 65% pour la suppression du jury populaire, et lorsque j’ai posé la question de savoir pourquoi, on m’a répondu que c’est parce que les Genevois en avaient marre des ténors de cours d’assises ! C'est très amusant.


Les assises ont gardé un rituel, une lourdeur désuète qu'il faut changer. Jusqu'en 1981, les procès d'assises étaient des moments d'une intensité dramatique maximale, parce que le risque encouru par l'accusé était la guillotine. Aujourd'hui, on examine des expertises ADN ou des rapports de téléphonie. Comment les jurés peuvent-ils sérieusement les analyser et les critiquer s’ils ne les ont pas dans les mains ? Il faut s'y prendre autrement et rationaliser la procédure, afin d'éviter au maximum les erreurs judiciaires et les discriminations, deux risques liés à la présence du jury populaire. Dernièrement, aux Etats-Unis, la Cour suprême fédérale a révisé sa jurisprudence pour annuler des verdicts biaisés par des préjugés ethniques. Je ne suis pas opposé au principe du jury populaire, mais expliquer qu'il est l'émanation souveraine de la démocratie dans la justice est une fiction. Tirer au sort six personnes n'est pas une garantie de représentativité du peuple. Pire, ce n'est pas une garantie de bonne justice : les jurés peuvent très bien se tromper ou se laisser emporter par leurs émotions ou leurs préjugés.


Je note d’ailleurs que depuis mars 2019, les assesseurs des cours d’assises ont enfin accès au dossier avant et pendant le procès, auparavant réservé au seul président. Dans les cours d'assises spéciales compétentes en matière de terrorisme ou de criminalité organisée, l'ensemble de la formation de jugement a accès au dossier. Mais pas les jurés populaires.


Le cumul des fonctions du président de la cour d'assises, à la fois président et instructeur, doit également être repensé. Je propose une procédure véritablement accusatoire à l'audience, avec un avocat général maître de l'accusation, à armes égales avec l’avocat de la défense, et un président garant de l'équilibre et de la sérénité des débats. Le débat n'est pas clos.


© Tim Douet

La mission parlementaire sur le secret de l'enquête et de l'instruction vient de rendre son rapport. À l'ère de l'instantanéité et de la transparence, ce secret n'est-il pas d'un autre âge ?


Le droit à l’information est primordial en démocratie. La CEDH le protège. Ce droit à l'information concerne les affaires politiques, sociales ou économiques, mais aussi les affaires judiciaires. L'article 11 du Code de procédure pénale [NDLR : cet article prévoit que l'enquête et l'instruction sont secrètes] est antidémocratique en soi. Tel qu'il est libellé, il imposerait un silence total et continu au moins jusqu'à l'audience. C'est impraticable et c'est surtout dangereux. Si l’on avait appliqué ce secret à la lettre, on n'aurait jamais entendu parler de l'affaire Clearstream ou de l'affaire Fillon avant les élections présidentielles par exemple. La presse ne pourrait pas exercer sa mission d'information, qui est essentielle. Je suis pragmatique. Il ne s’agit pas d’effacer toute notion de secret dans les procédures pénales. Il me semble au contraire qu'il est important de garantir totalement le secret de l'enquête de police pendant tout le temps où ce secret est nécessaire à l'efficacité des investigations. Mais plus ensuite.


D’ailleurs, les procureurs de la République communiquent maintenant pendant les enquêtes, justement pour en informer les citoyens, et je trouve cela très utile. En 2015, au moment des attentats, c’est François Molins, qui était procureur de la République de Paris, qui a modernisé cette fonction de communication dans les médias. Récemment, le procureur de Grenoble a créé un fil WhatsApp où il communique directement avec les journalistes et répond à leurs questions sur les affaires de l'actualité qui concernent son ressort. L'initiative est extrêmement intéressante. Mais cet effort n'est pas du même niveau partout en France. Le texte de cet article 11 et le statut du ministère public refrènent certains parquetiers, et on peut les comprendre.


J’ajoute enfin qu’en ce qui concerne les avocats, la CEDH leur a reconnu le droit de s’exprimer eux aussi dans les médias pour défendre leurs clients, même en critiquant les dysfonctionnements éventuels de la justice. Je crois qu’il est temps de mettre le Code de procédure pénale au niveau de la pratique judiciaire et de la jurisprudence. Ce Code commence vraiment à dater…


La défense se joue-t-elle à l'audience ou en amont ?


La défense se joue à fond à tous les stades de la procédure pénale : en garde-à-vue, en audition libre, devant le juge d'instruction ou le JLD, et à l'audience bien sûr. Tout est toujours possible. Quelle que soit la phase du procès, l'avocat dispose de toute une palette de moyens d'action pour faire valoir les droits de son client. La part écrite et la part orale sont absolument nécessaires à l'expression pleine et entière de l'exercice de la défense dans le procès pénal. Une seule exception : la cour d'assises est restée la seule instance où l'on n'a pas le droit de faire valoir son argumentation par écrit. Décidément, cette procédure criminelle est obsolète !


Les réformes récentes tendent à augmenter les pouvoirs du parquet et à asseoir son indépendance. Faut-il aller plus loin en supprimant le juge d'instruction ?


En 2017, l'USM – qui m’avait fait l’honneur de me demander de l’assister – a critiqué devant le Conseil constitutionnel la subordination hiérarchique des magistrats du ministère public au garde des Sceaux. Dans sa décision du 8 décembre 2017, le Conseil constitutionnel a certes validé le statut du parquet, mais il a émis des réserves très intéressantes en affirmant que le parquet doit bénéficier d'une indépendance fonctionnelle dans les enquêtes qu'il conduit et les positions qu'il prend à l'audience. Le système actuel est donc hybride.


Une mise à jour me semble nécessaire. Nous sommes les héritiers du Code d'instruction criminelle de Napoléon, système dans lequel les procureurs étaient vus comme des "préfets judiciaires". Je suis le partisan déterminé d’une indépendance statutaire et fonctionnelle totale des magistrats du parquet. Pour deux raisons : pour les protéger du pouvoir politique et de ses abus, mais aussi pour protéger les citoyens des abus du pouvoir judiciaire. Et à cet égard, les parquetiers doivent être responsables de leurs actes face aux justiciables.


Il est vrai qu’une rupture du lien entre le gouvernement et les procureurs risquerait de créer des différences de politiques pénales selon les ressorts et les régions de France. C’est pourquoi il conviendrait de garder une instance de coordination, qui définirait et harmoniserait la politique pénale sur l’ensemble du territoire national. Actuellement, cette fonction revient au garde des Sceaux. Je n'ai rien contre. Seulement, les ministres de la Justice en France n'ont pas cette culture de l'indépendance du ministère public que l’on peut voir par exemple aux Etats-Unis. Regardez comme William Barr, Attorney General, a recadré Donald Trump en lui rappelant qu'il n'avait pas le droit d'interférer dans les affaires judiciaires. Tout l'inverse de la tradition française, où par exemple, en juillet 2019, Nicole Belloubet a commenté l'opportunité d'interjeter appel ou non de la relaxe de Bernard Tapie, ce qui n’était pas approprié. Cela remonte à loin. Souvenez-vous en 1996 de l’affaire de l’hélicoptère envoyé dans l’Hymalaya par le garde des Sceaux de l’époque qui voulait rappeler d’urgence le procureur de la République d’Évry en trekking pour lui demander de retirer un réquisitoire introductif visant l’ancien maire de Paris… Une catastrophe, qui a discrédité le système. C’est pour cela que finalement en 2013 une loi a été votée pour interdire toute directive du ministre aux procureurs. Autant parachever cette évolution, car l’indépendance de la justice, ministère public compris, est une condition nécessaire d’une démocratie saine.


D'un autre côté, je ne suis pas favorable à la création d'une sorte de procureur général de la Nation, qui revient dans les débats de temps à autres. Il est hors de question de créer un Superman judiciaire. Il faut pouvoir contrôler et, le cas échéant, révoquer le ou les responsables de la politique pénale. Cela peut rester le garde des Sceaux, mais alors doté d'un statut spécifique défini par la Constitution et dont la nomination ferait pourquoi pas l'objet d'une confirmation par le Parlement. Nous sommes encore à la frontière de deux façons de penser le rôle, et donc le statut, du parquet.


Quant à la suppression du juge d’instruction, c’est un vieux thème qui refait aussi surface régulièrement. Pourquoi pas. Ce serait cohérent d’unifier ces deux modes d’investigations, l’enquête de police et l’information judiciaire, notamment pour que les victimes et les personnes mises en cause bénéficient d’un statut juridique et des droits qui y sont attachés dans tous les cas de figure. Mais à une condition, comme le soulignait Renaud Van Ruymbeke : que les procureurs-enquêteurs bénéficient du même statut que les juges d’instruction, et puissent mener leurs investigations contre vents et marées, contre la pression politique ou hiérarchique, pour la manifestation de la vérité. Il sera important à l'avenir de mieux différencier les rôles : au ministère public de soutenir l'accusation (avec de claires obligations déontologiques), à la défense de répliquer (avec des obligations différentes, le rapport à la vérité n'étant pas le même, l'avocat exprime un point de vue nécessairement partial) et au juge de trancher, par une décision argumentée, motivée.


Un mot de conclusion : je regrette que le gouvernement actuel n’ait pas nourri un grand projet de renouveau de la justice. Le modèle napoléonien est fini. Il faut le remplacer. Aucun de nos dirigeants ne semble avoir de vision claire d'un appareil judiciaire moderne. En revanche, je suis reconnaissant envers Emmanuel Macron d'avoir confirmé l'adhésion de la France à la Convention européenne des droits de l'homme, dès son élection, après une campagne présidentielle où d’autres, à droite, avaient réclamé le retrait de la France de la CEDH.

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