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Devoir de vigilance : analyse comparée de la loi française et de la proposition de directive

Candice Hulot est chargée de conformité au sein de la Direction internationale d’une entreprise du secteur de l’énergie. Elle effectue actuellement une thèse CIFRE sur la lutte contre la corruption dans les entreprises à l’aune du droit de l’Union européenne.

 

Le 23 février dernier, la Commission européenne adoptait une proposition de directive visant à enjoindre les entreprises européennes à agir de manière plus responsable dans le cadre de leurs activités commerciales, en garantissant le respect des droits humains et de l’environnement. Cette proposition de directive fut très attendue par la société civile, dont les réclamations pour davantage d’intégrité au sein des multinationales n’ont cessé de croitre depuis l’incident du Rana Plaza en 2013[1].


En réaction, la France fit figure de pionnière en adoptant le 17 mars 2017 une loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Les entreprises françaises étaient alors les premières au sein de l’Union européenne (UE) à devoir mettre en place des mesures de prévention et d’identification des atteintes aux droits humains et à l’environnement. Depuis, plusieurs Etats membres tels que l’Allemagne et les Pays-Bas se sont dotés d’outils équivalents[2].


Ces initiatives ont finalement trouvé un écho dans le paysage politique européen puisque le 29 avril 2020, le commissaire européen à la justice Didier REYNDERS[3] annonçait l’élaboration d’une première proposition législative européenne en la matière. Un an plus tard, la résolution du 21 mars 2021 était adoptée par le Parlement européen afin de réclamer à la Commission européenne la formulation de propositions sur le sujet[4].


C’est donc à la suite de ce long processus que la Commission, jouissant de son monopole d’initiative, a fait droit à la demande du Parlement en proposant une première législation régionale sur le devoir de vigilance.


Cette proposition législative, dont les contours doivent encore être précisés et le contenu validé, reprend un certain nombre de dispositions de la loi française sur le devoir de vigilance (I) complétées toutefois par des obligations plus précises ou plus contraignantes pour les entreprises (II) ce qui semble s’inscrire dans le cadre d’un mouvement plus général d’harmonisation des législations en matière d’intégrité des entreprises (III).


***


I. Une proposition de directive d’inspiration française


La proposition de directive présente certaines similitudes avec la loi française, notamment en ce qui concerne l’identification et la prévention des atteintes aux droits humains et à l’environnement.


La proposition de directive a notamment pour objectif d’identifier, prévenir, atténuer les atteintes aux droits humains et à l’environnement[5] au même titre que la loi française[6]. Ainsi, dans le cadre de leurs activités, les entreprises visées par le texte européen seraient obligées d’identifier les atteintes aux droits humains et à l’environnement, qu’elles soient réelles ou potentielles[7]. Afin d’établir une méthodologie la plus pertinente possible, ces mesures pourront également, si nécessaire, s’appuyer sur des rapports d’informations internes et la consultation de parties prenantes à l’activité de l’entreprise.


Plus encore, concernant les mesures préventives, l’article 7 propose un prevention action plan qui pourrait s’apparenter à l’idée d’un « plan de vigilance » telle qu’issue de la loi française. Ce plan devrait respecter un calendrier précis d’actions à mettre en œuvre, lequel serait fondé sur des indicateurs qualitatifs et quantitatifs. Il devrait également s’organiser en collaboration avec les parties concernées.


Au regard des articles 6 et 7 susmentionnés, la proposition de directive semble afficher une volonté d’associer l’ensemble des parties prenantes aux contrats et aux projets risqués à la mise en œuvre des mesures d’identification et de prévention, au même titre que la loi française dans la mise en œuvre des mesures qu’elle prévoit[8].


Cette volonté s’affiche également au travers de la complaints procedure, similaire au « mécanisme d’alerte et de recueil des signalements » prévu par la loi française[9].

Toute personne lésée, les syndicats de travailleurs et les ONG pourraient ainsi transmettre leurs plaintes en cas d’atteinte réelle ou potentielle aux droits humains et à l’environnement[10]. Leur traitement et leur suivi seraient également garantis.


La future législation européenne ne peut rencontrer l’efficacité attendue si celle-ci n’est pas respectée de manière durable, tout au long de la vie de l’entreprise et jusqu’au terme des contrats qu’elle conclut avec ses relations d’affaires. Ainsi, afin de s’assurer du respect des politiques internes en matière de devoir de vigilance et de la bonne application des mesures afférentes, les entreprises devraient procéder à l’évaluation périodique de leurs dispositifs internes[11]. Tous les ans, leur efficacité et leur pertinence feraient l’objet d’analyses dont les résultats constitueraient la base de potentielles améliorations des politiques internes.


A nouveau, ces obligations d’évaluation ne sont pas sans rappeler « les procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, fournisseurs et sous-traitants »[12] des entreprises et le « dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité »[13] prévus par la loi française.


Afin de garantir une forme de transparence vis-à-vis des consommateurs, la future législation européenne envisage également des mesures de publicité. Via leur site internet, les entreprises devraient rendre accessibles tant les informations relatives aux mesures de vigilance prises que celles relatives aux risques détectés[14]. La loi française comporte des dispositions similaires concernant « le plan de vigilance et le compte-rendu de sa mise en œuvre »[15].


L’ensemble de ces éléments ne laissent subsister aucun doute quant à l’influence du droit français sur la proposition de législation européenne. Cette dernière semble cependant plus audacieuse que son équivalent français, eu égard aux obligations plus contraignantes qu’elle prévoit.


II. Une proposition de directive plus contraignante que la loi française


La future législation européenne se démarque par son champ d’application plus large et ses obligations plus nombreuses et plus détaillées.


Concernant le champ d’application personnel du texte européen, l’article 2 prévoit que les obligations prévues s’appliquent aux multinationales ressortissantes de l’UE et celles issues de pays tiers sous certaines conditions de seuils et selon certains critères d’activité. Seraient ainsi concernées :


o Les sociétés ressortissantes de l’UE employant plus de 500 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial de plus de 150 millions d’euros, tous secteurs d’activités confondus ;


o Les sociétés ressortissantes de l’UE comptant entre 250 employés et 500 salariés et ayant réalisé un chiffre d'affaires net mondial de plus de 40 millions d'euros, dont 50% ou plus provient d’un secteur d’activité considéré comme risqué[16] ;


o Les sociétés ressortissantes de pays tiers ayant réalisé un chiffre d'affaires net supérieur à 150 millions d'euros au sein de l’UE, tous secteurs d’activité confondus ;


o Les sociétés ressortissantes d’un pays tiers ayant réalisé un chiffre d’affaires net entre 40 et 150 millions d'euros millions d'euros dans l'Union, à condition qu'au moins 50% ait été réalisé dans un ou plusieurs secteurs d’activité considérés comme risqués.[17]


Ce champ d’application semble ainsi plus important que celui de la loi française, laquelle s’applique actuellement aux sociétés de plus de 5000 salariés et dont le siège social est établi en France ou aux entreprises de plus de 10.000 salariés dont le siège social est établi en France ou à l’étranger[18].


De surcroit, il apparait que le champ d’application matériel de la proposition de directive concerne un spectre d’entités et de contrats plus large que celui visé par la loi française. En effet, la future législation européenne prévoit que les atteintes aux droits humains et à l’environnement devront être appréhendées au prisme des activités même de l’entreprise, mais également de ses filiales et de toute autre relation d’affaires établie en lien avec sa chaine de valeur[19]. A contrario, seules les activités des entreprises visées par le texte, celles des sociétés qu’elles contrôlent, de ses sous-traitants et de ses fournisseurs sont appréhendées par la loi française[20]. En l’état actuel du texte européen, les atteintes aux droits humains et à l’environnement, réelles ou potentielles seraient à appréhender par les entreprises alors même que la loi française se contente d’enjoindre d’atténuer les risques ou de prévenir uniquement « les atteintes graves »[21].


Concernant le détail des obligations prévues par la proposition de directive, la force contraignante du texte européen est également patente.


En premier lieu, la proposition de directive va plus loin que la loi française en obligeant les entreprises à intégrer le respect des droits humains et de l’environnement dans leurs valeurs et leurs pratiques de management, grâce à l’inscription des due diligence dans les politiques internes de l’entreprise[22]. L’élaboration d’un business model et d’une stratégie d’entreprise compatibles avec une économie durable est également prévue[23].


En second lieu, il convient également de souligner que les mesures de prévention sont plus nombreuses et diversifiées dans la proposition de directive que dans la loi française. Des mesures tant contractuelles[24] que financières[25] et stratégiques[26] sont ainsi prévues par l’article 7. L’article 8 de la proposition de directive vient en outre compléter les dispositions des articles 6 et 7 en prévoyant l’obligation de mettre en place des mesures propres à faire cesser les atteintes qui auraient été commises par les entreprises.


Enfin, la proposition de directive se démarque par la volonté de créer une autorité de contrôle[27] disposant de pouvoirs d’enquête et de sanction[28] et s’organisant en réseau avec les autorités de contrôles des autres Etats membres[29]. La coopération entre les différentes autorités de contrôle serait en effet opportune pour appréhender la dimension supranationale des risques d’atteinte aux droits humains et à l’environnement. Si les manquements détectés par cette autorité engendrent des dommages, le texte prévoit également que les entreprises concernées peuvent engager leur responsabilité civile[30], ce qui ne semble pas satisfaire les associations et ONG. Ces dernières auraient en effet souhaité que le texte se rapproche davantage du modèle français, lequel prévoit la possibilité de saisir le juge avant tout dommage, dans le but de contraindre l’entreprise à respecter ses obligations légales[31].


A l’aune de ces éléments, il apparait que la modification du droit français serait nécessaire à la mise en œuvre de cette législation européenne, ce qui impliquerait une importante adaptation des pratiques commerciales des entreprises concernées. Dans cette optique, la loi de transposition devrait être élaborée avec précision et clarté afin d’éviter toute censure du Conseil constitutionnel, comme ce fut le cas pour la loi du 17 mars 2017 dans le cadre de son contrôle a priori[32]. Cette adaptation participerait manifestement à la construction d’un modèle européen d’entreprise responsable.





III. Une proposition de directive participant à la construction d’un modèle européen d’entreprise responsable


La proposition de directive dont s’agit semble amorcer un mouvement plus général de construction d’un modèle européen d’entreprise responsable.


Au niveau régional, la directive européenne du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent les violations du droit de l’Union contraint désormais les entreprises européennes à se doter de canaux de signalement internes permettant notamment la remontée d’infractions pénales[33] et la protection uniforme des auteurs de signalement sur le territoire.


Au niveau national, les partenariats entre les autorités de lutte contre la corruption au sein des entreprises se multiplient, comme l’illustre la signature du protocole de coopération entre l’AFA et l’autorité italienne de lutte contre la corruption (ANAC), le 9 juillet 2021. Les initiatives et manifestations en faveur d’une législation européenne anticorruption ont également pu être observées en France[34].


Bien que le dynamisme doctrinal et législatif entourant ces questions soit dense ces dernières années, il convient de souligner que l’ensemble des sujets RSE susmentionnés (devoir de vigilance, lanceurs d’alerte, lutte contre la corruption) font plus souvent l’objet d’initiatives nationales avant de faire l’objet de législations européennes. Les valeurs sur lesquelles se fondent l’Union, telles que la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, l'État de droit, ainsi que le respect des droits de l'Homme sont pourtant autant de raisons qui pourraient justifier une force d’initiative régionale[35]. Plus encore, une harmonisation européenne dans ces domaines permettrait de tendre vers un véritable level playing field au sein du marché unique européen[36].


S’agissant du devoir de vigilance, il n’est pas fait exception à cette analyse empirique. La présidence française de l’Union européenne (PFUE) semble être l’opportunité de mettre en avant ce sujet, en le hissant au rang de priorité[37]. Dans l’attente du texte final, qui devrait être validé par le Parlement européen et le Conseil de l’Union, cette future législation européenne serait, à n’en pas douter, l’opportunité de mettre en place des obligations équivalentes pour l’ensemble des Etats membres mais aussi, accélérer la mise en œuvre des mesures d’ores et déjà adoptées dans certains pays[38].

 

[1] Article « Rana Plaza, la mort de l'industrie », Armand HATCHUEL, Lemonde.fr, 26 mai 2013 [2]Rapport de la Commission des affaires européennes sur la proposition de résolution européenne, présenté à l’Assemblée nationale et enregistré le 11 janvier 2022, page 6 [3] Article « Elaboration d'une législation européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de droits de l'homme et d'environnement », Business-humanrights.org, 12 février 2021 [4] La Commission européenne détient un monopole d’initiative des actes législatifs de l’Union (art. 17 §2 TUE) mais le Parlement européen peut, à la majorité de ses membres, demander à la Commission de soumettre des propositions « sur les questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration d’un acte de l’Union » (art. 225 TFUE), sans que la Commission soit tenue de le faire. [5] Articles 6, 7 et 8 de la proposition de directive [6] Articles L.225-104-4 et L.225-104-5 du Code de commerce français [7] Article 6 de la proposition de directive [8] Article L.225-104-4 du Code de commerce français, « en association avec les parties prenantes de la société » [9] Article L.225-104-4 du Code de commerce français [10] Article 9 de la proposition de directive [11] Article 10 de la proposition de directive [12] Article L.225-104-4, 2° du Code de commerce français [13] Article L.225-104-4, 5° du Code de commerce français [14] Article 11 de la proposition de directive [15] Article L.225-104-4 du Code de commerce français [16] Selon l’article 2, 1. (b), (i), (ii) et (iii) de la proposition de directive, librement traduite de l’anglais, les secteurs d’activité concernés sont l’industrie textile au sens large, l'agriculture au sens large, l’agroalimentaire, le commerce du bois, le commerce de boissons, l'extraction de ressources naturelles quel que soit l'endroit d'où elles sont extraites, la fabrication de produits métalliques et minéraux [17] Idem que note n°16 [18] Article L. 225-102-4, I. du Code de commerce français [19] Article 3, (f) et (g) et article 6, 1. De la proposition de directive [20] Article L. 225-102-4, I. du Code de commerce français [21] Article L. 225-102-4, 3° du Code de commerce français [22] Article 5 de la proposition de directive prévoit la création d’un Code de conduite, une définition de l’approche globale du devoir de vigilance par l’entreprise ainsi qu’une description des mesures mises en place pour faire respecter sa politique en la matière. [23] Article 15 de la proposition de directive. [24] Article 7 prévoit notamment l’insertion de clauses adaptées au risque dans les contrats commerciaux ; la possibilité pour les entreprises de conclure des contrats avec des partenaires indirects dans le but de faire respecter le Code de conduite de l’entreprise ou le plan d’action préventive si les mesures déjà prises en amont n’ont pu éviter ou atténuer les incidences négatives de l’activité de l’entreprise ; l’impossibilité de nouer de nouvelles relations commerciales ou d’étendre des relations commerciales existantes pour lesquelles le risques d’atteinte aux droits humains et à l’environnement ne peut être évité ou limité par des mesures appropriées ; l’obligation de suspendre ou mettre fin aux contrats commerciaux ne permettant pas d’éviter les atteintes aux droits humains ou à l’environnement lorsque la loi régissant le contrat le permet ; la possibilité pour les entreprises de mettre fin à leurs relations d’affaires lorsque celles-ci mettent en péril les droits humains et l’environnement. [25] Article 7 de la proposition de directive prévoit notamment des investissements dans le management et la production ; la fourniture d’une aide ciblée et appropriée aux relations d’affaires dont la mise en œuvre des mesures de due diligence mettrait en péril leur viabilité. [26] Article 7 de la proposition de directive prévoit notamment une collaboration opportune avec toute entité appropriée dans le respect du droit de la concurrence et du droit de l’Union. [27] Article 17 de la proposition de directive [28] Article 18 de la proposition de directive [29] Article 21 de la proposition de directive [30] Article 22 de la proposition de directive [31] Communiqué de presse « Directive sur le devoir de vigilance des entreprises : la proposition enfin dévoilée par la Commission doit impérativement être améliorée », Amnesty International, 23 février 2022 [32] Communiqué de presse, décision du Conseil constitutionnel n° 2017-750 DC du 23 mars 2017 [33] Article 2, (ii) de la directive européenne du 23 octobre 2019 [34] Rapport « Pour un droit européen de la compliance », Le Club des Juristes, Novembre 2020 [35] Article 2 du Traité sur l’Union européenne [36] Article 3, 3. du Traité sur l’Union européenne [37] Conférence de presse du 9 décembre 2021 [38] Selon un rapport de la Commission des affaires européennes sur la proposition de résolution européenne, présenté à l’Assemblée nationale et enregistré le 11 janvier 2022, page 8, 17% des entreprises concernées par la loi française sur le devoir de vigilance n’avait pas publié de plan de vigilance en 2021.

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