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Détention et vie privée : un dilemme irréconciliable ?

Marine Carpentier est étudiante au master 2 Droit des libertés à l'université de Strasbourg et prépare l'examen d'entrée au CRFPA. Elle évoque aujourd'hui la difficulté de respecter et faire respecter la vie privée en détention.

 

En 2013, dans un entretien pour Le Monde, Jean-Marie Delarue, le contrôleur général des lieux de privation de liberté de l’époque, pose le ton : « La prison est antinomique avec la vie privée. Surveillants ou codétenus, vous n’échappez au regard de personne. »[1]


Il est vrai qu’en détention, la question de la vie privée est particulièrement sensible, et les enjeux particulièrement importants. Les pouvoirs publics ont accès à une grande partie de la vie privée des détenus, et à cette problématique s’ajoute celle du respect de cette même vie privée par les autres détenus, qui est en pratique très peu protégée.


La triple protection juridique de la vie privée


Les principales dispositions françaises relatives à la vie privée se trouvent à l’article 9 du Code civil, qui considère que « chacun a droit au respect de sa vie privée »[2], et aux articles 226-1 et suivants du Code pénal.


Toutefois, la loi ne définit pas précisément ce qu’est la vie privée ; ce sont par conséquent les juges qui ont délimité les contours de cette notion. Selon la jurisprudence, relèvent de la vie privée les informations faisant intrusion dans l’intimité de l’individu, par exemple la vie familiale, sentimentale et sexuelle d’une personne, sa situation financière, ses convictions politiques et religieuses…


Par une décision en date du 23 juillet 19993, le Conseil constitutionnel a donné au droit à la vie privée une protection constitutionnelle, sur le fondement de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[3].


Enfin, la vie privée bénéficie également d’une protection conventionnelle.

Cette notion de vie privée est en effet protégée par de nombreuses conventions relatives aux droits de l’Homme, notamment par la Déclaration universelle des droits de l’Homme, ou encore par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques[4].


Elle est également garantie à l’échelle européenne, aussi bien par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[5] que par la Convention européenne des droits de l’homme[6] (ci-après « Convention »).


Toutefois, la Convention prévoit dans un second alinéa la possibilité pour une autorité publique de s’ingérer dans le droit à la vie privée si cette mesure est, « dans une société démocratique (…), nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, (…) à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales (…) ».


Cette possibilité de dérogation n’empêche pas la Cour de poser certains principes permettant de garantir une protection minimale de la vie privée des détenus, comme elle a pu le faire à dans l’arrêt Z c. Finlande, à l’occasion duquel elle a exigé de la législation interne qu’elle prévoit des garanties appropriées pour « empêcher toute communication ou divulgation de données à caractère personnel relatives à la santé »[7]. Par ailleurs, la Cour a également pu se prononcer sur l’ouverture des correspondances, qui, selon l’arrêt Petrov c. Bulgarie, ne peut se faire que dans des circonstances exceptionnelles et des motifs graves, s’il n’existe aucun autre moyen de prévenir un trouble à l’ordre[8].


La possible ingérence par l’administration pénitentiaire dans la vie privée des détenus


Il est possible de relever une certaine ingérence de l’administration pénitentiaire dans la vie privée des personnes en détention dans trois cas de figures.


En ce qui concerne tout d’abord les relations avec l’extérieur, on note que celles-ci sont quelque peu limitées. Si les détenus ont le droit à au moins une visite par semaine, il existe en pratique une réelle intrusion dans la vie privée des détenus dans le cadre de ces visites, qui se manifeste par le devoir pour le détenu et son visiteur de se faire entendre et comprendre par le surveillant. Ils doivent ainsi, par exemple, parler en français ou dans une langue que le surveillant comprend. Cette règle connait une exception uniquement dans le cadre des parloirs familiaux (visites de 6 heures au plus en une journée) ou des unités de vie familiales (72 heures au plus).


En ce qui concerne les frais de téléphone, c’est au détenu qu’il revient de les régler. Les conversations téléphoniques peuvent de surcroît être écoutées, enregistrées, et même interrompues par les surveillants de prison.


Concernant ensuite la protection des documents personnels des détenus, celle-ci est assez pauvre, et le personnel pénitentiaire a en pratique facilement accès aux documents personnels. On note par exemple que le règlement intérieur type des établissements, dans son article 19 alinéa 2, permet aux surveillants de pouvoir regarder et confisquer les papiers personnels des détenus.


Enfin, la garantie de la vie privée des personnes détenues est également mise en danger par la possibilité pour l’administration pénitentiaire d’effectuer des fouilles intégrales. Ces fouilles sont permises dans des cas bien précis, par exemple lorsqu’il existe des raisons sérieuses de soupçonner une infraction ou l’introduction au sein de l’établissement d’objets ou de substances interdites[9].

En ce qui concerne les investigations corporelles internes, elles sont interdites sauf si justifiées par un impératif spécialement motivé. Dans ce cas, la fouille doit être effectuée par un médecin externe à la prison, désigné par l’autorité judiciaire.


Cette dérogation au droit à la vie privée est donc encadrée mais bien existante, d’autant plus que la Cour européenne des droits de l’Homme ne considère pas les fouilles intégrales comme un traitement inhumain et dégradant, tant qu’elles sont « nécessaires » et menées selon des « modalités adéquates »[10].


© AFP

La question de la vidéosurveillance en détention : l’exemple de l’affaire Abdeslam


Les pouvoirs publics peuvent également s’ingérer dans la vie privée des détenus via la vidéosurveillance, sous certaines conditions.


Depuis son arrestation, Salah Abdeslam, seul survivant des commandos de l’attaque terroriste du Bataclan (le 13 novembre 2015), est détenu à la prison de Fleury-Mérogis. A la suite de la visite en prison du député LR Thierry Solère, qui a pu visionner les images de la vidéosurveillance dont le détenu faisait l’objet jour et nuit en en faire un compte- rendu public, son avocat Franck Berton a demandé l’arrêt de cette surveillance permanente.


Le 15 juillet, sa demande est rejetée par le tribunal administratif de Versailles, aux motifs qu’Abdeslam n’avait pas contesté ce dispositif lors de son installation, et que le souci du respect de l’intimité avait été pris en compte, les images étant restituées de manière opacifiée[11]. De même, le 28 juillet 2016, le Conseil d’Etat rejeta la demande de suspension de la vidéo surveillance dont Abdeslam faisait l’objet, estimant que cette vidéosurveillance ne portait pas une « atteinte excessive » à la vie privée du détenu[12].


Pour combler la déficience législative en la matière, l’Assemblée nationale avait voté, le 20 juillet, une base légale à la vidéosurveillance[13]. Mais le 24 mars 2017, le tribunal administratif de Versailles avait déclaré qu’au moment où il a été pris, l’arrêté était « dépourvu de base légale ». Le tribunal avait donc annulé la décision du garde des Sceaux, et obligé l’Etat à verser à Abdeslam une somme de 500 euros[14].


Par ailleurs, l’avocat de Salah Abdeslam avait déposé une plainte sur la base de l’article 226-1 du Code pénal. Mais le 12 octobre 2017, le Tribunal de grande instance de Nanterre a débouté le requérant, considérant, tout d’abord, que « la visite des conditions de détention de [Salah] Abdeslam (…) s’inscrivait dans un contexte d’actualité judiciaire, ce dernier ayant été placé sous vidéo-protection par décision du garde des Sceaux » douze jours plus tôt. Le tribunal considéra également que les propos du député dans les médias relevaient en outre « de l’information légitime du public à connaitre les conditions carcérales au sein de la maison d’arrêt (…), qui constituent un sujet d’intérêt général ». Enfin, pour le tribunal, aucune atteinte à la vie privée d’Abdeslam n’a été caractérisée[15].


On peut toutefois se poser la question du bien-fondé de cette décision, notamment au regard des obligations posées par la Convention européenne des droits de l’Homme. La Cour européenne a en effet reconnu, dans un arrêt de 2019, que la vidéosurveillance permanente des cellules viole l’article 8, sauf si elle est « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 [16]. Cette loi doit être suffisamment claire, accessible et prévisible, pour permettra au justiciable d’adapter son comportement. Or ici, comme vu précédemment, l’arrêté pris par le Garde des Sceaux de l’époque n’avait pas de « base légale ». Il est donc légitime de se demander si la vidéosurveillance de Salah Abdeslam était réellement légale, ou si elle s’est fait sur une base plutôt politique, au vu de son exceptionnel motif d’incarcération.


La protection de la vie privée vis-à-vis des co-détenus


Cette dernière problématique n’est pas des moindres : elle est même primordiale, car, comme le rappelle Jean-Marie Delarue dans son entretien pour Le Monde, « en prison, la question de la vie privée cache celle de la violence ».


Il n’est pas rare que la vie privée d’un individu fasse l’objet d’un véritable interrogatoire par les détenus à son arrivée en détention ; ou que ceux-ci fouillent la cellule lors de la ballade quotidienne. Les informations relevant de la vie privée du détenu (sexualité, vie sentimentale et familiale, motif d’écrou…) sont régulièrement utilisés contre lui en prison. Il en va ainsi par exemple du motif d’incarcération : si le crime découvert va à l’encontre de la « morale pénitentiaire », il peut s’en suivre des violences physiques et morales insupportables. C’est le cas par exemple des personnes détenues pour viol sur mineur de moins de quinze ans.


Pour éviter ce genre de situation, la loi prévoit que tous les documents mentionnant le motif d’incarcération doivent être confiés au greffe, ainsi que les autres documents relevant de la vie privée du détenu si ce dernier le demande[17]. Cependant en pratique, le greffe et le personnel sont débordés, ces règles sont donc assez peu respectées.


Plusieurs propositions peuvent être faites pour améliorer le respect de la vie privée en prison. Par exemple, selon Jean-Marie Delarue il faudrait des coffres individuels dans les cellules pour pouvoir y enfermer les effets personnels.


Un des grands enjeux de cette question reste toutefois la question de la surpopulation des prisons. Selon l’Observatoire international des prisons, au 1er janvier 2019 le taux d’occupation des établissements pénitentiaires français était de 124 %. Il n’est donc pas rare que les cellules soient occupées par plus de personnes qu’elles ne devraient l’être, ce qui pose un véritable problème au niveau du respect de la vie privée. Les correspondances, les conversations téléphoniques, les documents personnels des détenus sont faciles d’accès pour les autres, et comme cela l’a déjà été rappelé, cela pose par conséquent un véritable problème au niveau de la sécurité des détenus.


 

[1] Le Monde, 11 juillet 2013 : « En prison, la question de la vie privée cache celle de la violence », lemonde.fr (consulté le 12 mars 2020)


[2] Article 9§1 du Code civil


[3] Décision n°99-416 DC du 23 juillet 1999


[4] Article 12 DUDH et article 17 PIDCP : « Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée (…) Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes »


[5] Article 7 de la Charte : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications »


[6] Article 8 de la Convention : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance »


[7] CEDH, affaire Z c. Finlande, 25 février 1997, requête n°22009/93


[8] Affaire Iordan Petrov c. Bulgarie , 24 janvier 2012, requête n°22926/04


[9] Article 57 de la loi n°2009-1436


[10] CEDH, affaire Shennawy c. France, 20 janvier 2011, requête n°51246/08


[11] Agence France Presse, « La surveillance vidéo 24 heures sur 24 de Salah Abdeslam est légale », lexpress.fr, 15 juillet 2016 (consulté le 12 mars 2020)


[12] Le Monde, « La demande de suspension de la vidéosurveillance de Salah Abdeslam rejetée », lemonde.fr, 28 juillet 2016 (consulté le 12 mars 2020)


[13] Agence France Presse, « Vidéosurveillance d’Abdeslam en prison : l’Assemblée vote une base légale », lexpress.fr, 20 juillet 2016 (consulté le 12 mars 2020)


[14] Le Figaro, « L’Etat condamné à payer 500 euros à Salah Abdeslam », lefigaro.fr, 7 juillet 2019 (consulté le 12 mars 2020)


[15] Le Monde, « Atteinte à la vie privée : Salah Abdeslam débouté de sa plainte contre Thierry Solère », lemonde.fr, 12 octobre 2017 (consulté le 12 mars 2020)


[16] CEDH, affaire Gorlov et autres c. Russie, 2 juillet 2019, Requête n°27057/06


[17] Article 42 de la loi pénitentiaire de 2009

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