Constance Canevy est étudiante en droit.
Dans un contexte de menace terroriste permanente et en réponse aux attentats du 13 novembre 2015 ayant eu lieu en France, l’état d’urgence a été décrété le 14 novembre 2015. Il a ensuite été prorogé par la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015. En tout, ce sont six lois de prorogation qui seront adoptées par le Parlement dans une quasi-unanimité transpartisane. La mesure temporaire visant à garantir la sécurité sur le territoire français et qui accroit les pouvoirs de l’Etat au détriment des libertés individuelles va devenir la norme. Elle prend fin le 1er novembre 2017, laissant place à la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, qui transpose dans le droit commun plusieurs mesures spéciales relevant du dispositif de l’état d’urgence telles que l’assignation et la surveillance des personnes constituant une menace pour la sécurité et l’ordre publics ou les visites domiciliaires et les saisies. Une volonté affichée de justement proportionner les impératifs de sécurité et les libertés fondamentales garanties. Mais concilier des droits et devoirs opposés n’est jamais tâche aisée, le risque étant d’aboutir à des compromis qui seraient alors loin d’être efficaces.
La question de l’état d’urgence, mesure d’exception devenue mesure de principe pendant près de deux ans, qui s’est inscrite au cœur des débats politiques et de l’opinion publique, soulève plusieurs interrogations d’ordre juridique, politique ou encore sociologique. Tandis que les droits fondamentaux assurent une forme de séparation entre police préventive et répressive, cette mesure attribue certains pouvoirs, qui relèvent d’ordinaire de prérogatives de l’ordre judiciaire, à l’ordre administratif (ministère de l’Intérieur, préfets et juges administratifs). Il en va de même encore récemment avec la nouvelle loi antiterroriste. Tout le monde va exprimer médiatiquement son avis sur la question, divisant le pays entre ceux qu’on accuse d’être « sécuritaires » et « liberticides », et ceux qu’on accuse d’être « laxistes » et de vouloir « désarmer la nation ». Cette dénonciation d’un état d’urgence permanent, il se fait aujourd’hui par les victimes dont la vie quotidienne a basculé, qui reprochent d’avoir été soupçonnées injustement ou d’avoir été maltraitées par les forces de l’ordre, qui dépendent du ministère de l’Intérieur. Cependant, parmi ces forces de l’ordre qui sont au centre des changements amenés par la procédure d’état d’urgence, une vague de protestations est apparue pendant cette période, moins médiatique et publique certes, mais existante. C’est sur ce terrain d’analyse qu’il est intéressant de se pencher.
Comment les policiers chargés de prévenir d’éventuels nouveaux attentats et de protéger la population ont vécu cet état d’urgence prolongé ?
Les changements apportés par l’état d’urgence en France
L’état d’urgence est une mesure spéciale qui peut être prise dans le cadre de la loi n°55-385 du 3 avril 1955. Elle suppose des circonstances exceptionnelles, à savoir « un péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public » ou « des événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». C’est par décret en Conseil des ministres qu’il est déclaré. Initialement prévu pour une période de douze jours, sa prorogation doit être impérativement autorisée par une loi. Dans ces circonstances, le Parlement doit être informé des mesures prises par le gouvernement.
Ce sont les militaires et fonctionnaires de police judiciaire qui exercent les missions liées à l’exécution des mesures permises en cas d’état d’urgence. Les articles 12 à 15-3 du Code de procédure pénale définissent la police judiciaire, dirigée par le procureur de la République et les officiers, fonctionnaires et agents désignés par le code. Nous mettrons de côté les militaires dans cet article car ils relèvent d’un régime différent même si on pourrait aisément comparer leur malaise avec notamment la mise en place de l’Opération sentinelle et Vigipirate avec celui de la police judiciaire.
Les libertés publiques et individuelles vont pouvoir être restreintes pour des personnes qui constituent une « menace pour la sécurité et l'ordre publics ». Le préfet ou le ministre de l’Intérieur peuvent alors fermer des lieux publics comme des lieux de culte, autoriser à ce que soient procédées des perquisitions administratives, prononcer des assignations à résidence, interdire de séjour certaines personnes et contrôler les frontières, limiter ou interdire la circulation dans certains lieux, réquisitionner des personnes ou des moyens privés.
Lors des procédures mises en place pendant l’état d’urgence, les conditions sont largement assouplies quant à la preuve à apporter ou aux délais maximum comme par exemple avec le pouvoir d’ordonner des perquisitions en tout lieu même au domicile de jour comme de nuit lorsqu’il existe « des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Des garanties entourent la mise en œuvre de ces procédures. Cependant, alors que les préfets ont eu recours, tout au long de cette période, à la possibilité de mettre en place de nombreux contrôles d’identité et fouilles des bagages et de véhicules dans des lieux publics, symboles de cet état d’urgence, ceux-ci viennent d’être déclarés contraires à la Constitution. Saisi par une question prioritaire de constitutionnalité, c’est dans une décision n° 2017-677 du 1er décembre 2017 que le Conseil constitutionnel a censuré l’article 8-1 de la loi de 1955 dans sa rédaction issue de la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 relative à la prorogation de l’état d’urgence. Il a déclaré que « le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre, d'une part, l'objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public, et, d'autre part, la liberté d'aller et de venir et le droit au respect de la vie privée ». Premier revers et pas des moindres que subit le gouvernement, tant ces mesures ont été fréquemment utilisées. Ce ne sera probablement pas le dernier car de nouvelles dispositions vont être contestées par le même biais.
La révélation d’un malaise profond chez les policiers quant aux conditions d’exercice de leur profession et la réponse gouvernementale apportée
Si certains dispositifs autorisés durant ces deux dernières années ont été fortement décriés, un grand nombre de critiques se sont aussi élevées chez ceux qui avaient pour rôle de les appliquer. Blâmant le gouvernement de n’avoir pas mis les moyens suffisants à la réalité pratique de leurs nouvelles missions (surcharge de travail, contraintes supplémentaires, pression, impacts négatifs sur leur vie personnelle, sous-effectif), certains membres des forces de l’ordre ont aussi fait part de leur mécontentement dans le changement de nature de leur métier. Entre perquisitions, gestion des assignations à résidence, renforcement des contrôles et protection des zones à haut risque, contrôle d’identité et fouilles, les agents doivent être en alerte à chaque instant, sans compter leurs fonctions habituelles. Les missions augmentent mais pas le nombre de personnel disponible pour les remplir. Avec toutes ces heures supplémentaires, la non-possibilité de prendre des jours de congés librement et l’accumulation du stress, c’est leur vie privée qui en est impactée aussi. Inquiets de toutes ces prorogations, ils n’avaient qu’une question : « quand est-ce qu’on va sortir de ce régime ? ». A cran physiquement comme psychologiquement, les membres de la force publique sont épuisés, même si au-delà de l’état d’urgence, c’est le plan Vigipirate qui préoccupe le plus ces agents. Pour eux, certaines activités ne relèvent même pas de leur fonction, comme la surveillance de biens immobiliers appartenant à des hommes politiques ou encore ce rôle d’éducateur qu’ils doivent jouer. De même, rester debout en position statique devant une ambassade avec un équipement « d’une vingtaine de kilos » sur le dos avec l’ordre de ne pas bouger, c’est ce qu’ils appellent « faire la plante verte » et cela consiste plus à rassurer les gens qu’à empêcher un acte terroriste. Pire, cela représente une angoisse pour eux, de se sentir comme une cible ambulante. Entre « matériel obsolète » et « commissariats en ruine », faire ce métier est aujourd’hui de plus en plus dangereux. Le burn-out dans ce corps de métier est de plus en plus répandu et le taux de suicide est surreprésenté. On compte « un risque de suicide supérieur de 36 % par rapport au reste de la population », depuis une dizaine d’années « un peu moins de 27 gendarmes [qui] se suicident chaque année » et une moyenne de 45 par an dans la police. En 2017, c’est 44 policiers et 16 gendarmes qui se suicident, dont huit d’entre eux dans la même semaine. Des chiffres très alarmants qui montrent le besoin urgent d’y apporter une réponse gouvernementale pour y remédier.
En réaction aux attentes et protestations formulées par les agents de la force publique, Emmanuel Macron a décidé de mettre en place plusieurs moyens pour améliorer leurs conditions de travail et leur permettre d’être plus efficaces. Pour cela, il s’est engagé à donner aux forces de l’ordre plus de ressources tant sur le plan matériel qu’humain.
C’est donc une « police de sécurité du quotidien » ou PSQ qui va être créée, sur la base de la proposition de campagne de la République en marche. Se défendant de restaurer une police de proximité, reflet du clivage droite-gauche en matière de sécurité, qui avait été créée en 1997 sous Lionel Jospin puis supprimée en 2003 par Nicolas Sarkozy, le Président de la République justifie l’instauration d’une action axée sur le terrain. Pour le gouvernement actuel, la prévention des crimes et délits et des actes terroristes doit se faire par le dialogue, le renouement avec les élus locaux et les associations et un « rappel des règles de vie en société chaque fois que c’est nécessaire ».
Pour garantir à la police de terrain des instruments adaptés, la réforme de la procédure pénale et de la justice (notamment avec la forfaitisation de certains délits) doit accompagner celle de la sécurité publique.
Afin de soulager la surcharge de travail quotidienne des membres de la police, de nouvelles solutions sont apportées. Parmi elles, la possibilité de déposer plainte en ligne et la création de 10 000 emplois.
Reconnaissant que la violence exercée contre les représentants de la force publique doit cesser au plus vite, le gouvernement promet de sanctionner sévèrement ces infractions.
La nouvelle loi antiterroriste est censée satisfaire les agents afin qu’ils obtiennent de meilleurs résultats. Pour compléter cette législation, est prévu en décembre un plan contre la radicalisation.
Les syndicats de policiers se sont déclarés plutôt « confiants » mais restent sur leur garde en attendant de voir ce qui sera concrètement promulgué et appliqué. En effet, pour beaucoup, cela reste des « effets d’annonce » et ce n’est « pas assez ». La plupart des policiers font déjà au quotidien ce travail de communication. Les mois qui viennent seront donc déterminants pour savoir si cette réaction gouvernementale sera à la hauteur de l’enjeu.
Un bilan du travail policier aujourd’hui controversé
Toutefois, actuellement, l’heure est au bilan et la note s’annonce salée pour les forces de l’ordre. Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, a pourtant tenté de le défendre et a légitimé la nouvelle loi antiterroriste en déclarant : « L'état d'urgence a permis d'effectuer 4457 perquisitions administratives, au cours desquelles 625 armes ont été saisies, dont 78 de guerre. De plus, 752 personnes ont été assignées à résidence. Cela a incontestablement permis d'éviter des attentats et de clarifier de nombreuses situations. Depuis deux ans, 32 projets ont été déjoués, soit grâce à des renseignements venus de l'étranger, soit grâce à des mesures spécifiques liées à l'état d'urgence ».
Aujourd’hui les chiffres ont été revus à la hausse. Si le gouvernement a choisi de prendre un risque politique et d’opinion en sortant récemment de cet état d’urgence alors que le premier ministre Edouard Philippe qualifie le niveau de menace terroriste d’encore « élevé », pour certains, c’est le moment de débattre des conditions dans lesquelles ont été gérés les attentats et d’examiner attentivement les procédures policières dans le cadre de leur prévention. Par exemple, pour définir la gestion de la scène des attentats terroristes du Bataclan, on a parlé de « dysfonctionnements opérationnels observés le 13 novembre ». Une commission d’enquête parlementaire relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015, présidée par Georges Fenech, avait donc été créée à ce sujet, dont les conclusions ont été rendues en juillet 2016. Si le déroulement des enquêtes liées au risque d’une menace terroriste fait désormais l’objet d’un contrôle vigilant, de nombreuses personnes en ont profité pour se déclarer victimes de la police dans le cadre de mesures de prévention contre le terrorisme autorisées par l’état d’urgence. Ce qui est reproché, c’est de permettre ces contraintes physiques portant atteinte à la liberté, sur la base de simples soupçons sans besoin d’être étayés par des preuves tangibles et sans intervention du juge judiciaire pour encadrer. « La fin justifie les moyens » comme l’exprimait Nicolas Machiavel sous une autre forme, dans ses écrits sur la politique. Un homme, Tony Gelé, fait partie de ces victimes qui protestent contre des abus policiers ayant eu des répercussions tant sur son quotidien que sur sa santé. Sa porte d’appartement a été explosée par les forces de l’ordre et interrogé pendant trente heures il a ensuite été assigné à résidence. Comme pour d’autres, celle-ci a été levée depuis, mais il n’a rien oublié. Converti à l’islam pendant son adolescence et membre d’un club de tir, ce père de famille avait été dénoncé par le président du club. Ce cas illustre le risque de déviances liées aux dénonciations citoyennes. A l’inverse du ministre de l’Intérieur, on signale un état d’urgence qui outrepasse ses droits par des « perquisitions non justifiées et des assignations à résidence sur la base d’un simple soupçon » qui n’ont eu que « peu de résultats ».
A l’origine des assignations autorisées pendant l’état d’urgence : les fameuses « notes blanches » des services de renseignements « anonymes et non sourcées ». Un des motifs qui revient le plus souvent dans ses plaintes est la discrimination. Réagir dans l’urgence oui, encore faut-il trouver un juste milieu entre les droits et libertés individuelles dont la présomption d’innocence et l’utilisation nécessaire de moyens proportionnés pour protéger toute la population contre des actes terroristes faisant un grand nombre de victimes et semant la peur. Cet équilibre difficilement atteignable engendre ce genre de conséquences qui sont maintenant aux mains de la justice.
Pour réellement apaiser les tensions et faciliter l’exercice du métier des membres des forces de l’ordre, ne serait-il pas nécessaire de d’abord revenir sur ce qu’entrainent les fameuses politiques du chiffre et du résultat et de restaurer la confiance du peuple en ceux qui sont censés les protéger au péril de leur vie ?
Le mouvement du New Public Management ou Nouveau Management Public vise à transposer les règles des entreprises privées en matière d’exigence et de calcul des résultats aux services publics. Du calcul des arrestations dans la police judiciaire à celui du taux de réponse pénale chez les procureurs, en passant par la prime au rendement chez les magistrats du siège, ce phénomène n’a pas épargné le milieu de la justice et de la pratique judiciaire. Sous la pression de cette politique du chiffre, qui permet une meilleure efficacité à un moindre coût, deux basculements peuvent être observés. D’une part un possible abus de certains policiers pour atteindre leur objectif et montrer une maitrise de la situation, de l’autre une pression difficile à gérer dans les rangs des forces de l’ordre qui peut conduire à des burn out. Si ce mouvement se répand désormais au niveau international et dans toutes les branches du service public, on pourrait concevoir qu’un meilleur encadrement tant légal que pratique puisse améliorer la situation dans un premier temps.
Dans un contexte où le nombre de plaintes contre la police a augmenté de 16 % en 2016, notamment en raison de l’utilisation de la force publique lors des récentes manifestations, un phénomène est en train de monter, celui que les policiers appellent « la haine anti-flic ». Accusés fréquemment de brutalité policière, eux aussi dénoncent des agressions et attaques délibérées à leur encontre, comme l’attaque du 8 octobre 2016 à Viry-Châtillon. Pour désamorcer cette montée en France d’une rupture de confiance entre le peuple et les gardiens de leur sécurité, on pourrait espérer que le gouvernement agisse pour redorer l’image des forces de l’ordre, favoriser le dialogue avec la population, en particulier avec les jeunes, dans une perspective d’union et favoriser l’implication des citoyens dans la défense de leur Nation, tout comme cela a été fait avec la création de la réserve citoyenne.
REFERENCES
La police et la gendarmerie en France et le malaise dans leurs rangs, L’Express
En 2016, les plaintes contre la police ont augmenté de 16 %, L’Express avec AFP, 28 sept. 2017
Vu du Royaume-Uni. Cette France condamnée à l’état d’urgence permanent, Courrier international, 3 oct. 2017
Julia Pascual, Les contrôles d’identité et les fouilles de l’état d’urgence déclarés contraires à la Constitution : Le Monde, 1er déc. 2017
Lucie Soullier, Etat d’urgence : « Derrière chaque uniforme de policier, il y a un homme épuisé » : Le Monde, 21 avr. 2016
Julia Pascual, En une semaine, six policiers et deux gendarmes ont mis fin à leurs jours, Le Monde, 12 nov. 2017
Lucile Berland, Policiers en colère : « Le renouvellement de l’état d’urgence, c’est de la poudre de perlimpinpin ! » : Slate.fr, 10 juill. 2017
« Nous avons conscience que le niveau de menace reste élevé », dit Edouard Philippe devant la tour Eiffel, Francetvinfo.fr, 1er nov. 2017
Jean-Marie Godard, Le profond malaise des policiers : Marianne, 17 nov. 2017
La nouvelle police esquissée, Charente Libre, 19 oct. 2017
Lucas Burel, Bataclan : « Il est temps que le débat sur de la gestion des attentats ait lieu » : L’Obs, 1er nov. 2017
Boris Thiolay, Pascal Ceaux et Jérémie Pham-Lê, Gérard Collomb : « Nous avons déjoué 32 attentats durant l'état d’urgence » : L’Express, 30 oct. 2017
Jean-Charles Jobart, La loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. À propos de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 : JCP A 2017, ét. 2272
Jérôme Millet, La loi relative à la sécurité publique – Loi n° 2017-258 du 28 février 2017 : JCP A 2017, act. 164
Yves Mayaud, L'état d'urgence récupéré par le droit commun ? – Ou de l'état d'urgence à l'état de confusion !, JCP G 2016, doctr. 344
Jean-Baptiste Perrier, Le plan Vigipirate, l'état d'urgence et l'insuffisante justification des contrôles d'identité : JCP G 2017, 1255
http://www.assemblee-nationale.fr/